Comme souvent dans les romans de Somoza, l'action de ce nouveau récit se déroule dans un futur indéterminé, mais on le devine très très éloigné de notre époque : les hommes et femmes, désormais de "conception", ont tous un physique assez androgyne, ils ne quittent que très rarement leurs cités et leur croyance, très différente des nôtres, semble essentiellement fondée sur la peur. Leur liturgie est composée de 14 chapitres et s'intitule "Sainte Bible de l'Amour et de l'Artisanat". Rares sont les croyants de plusieurs chapitres, mais tous respectent au moins l'un d'entre eux. Or, le message dont est dépositaire Daniel, pourrait remettre en cause l'existence même de Dieu. Encore faut-il réussir à le déchiffrer....
Commence alors une véritable course au trésor, semée d'indices et d'épreuves, qui emmènera Daniel et tous ceux qui veulent cette fameuse clé, vers l'inquiétant Japon et la sauvage Nouvelle Zélande.

La première chose qui est admirable ici c'est le dépaysement que nous propose José Carlos Somoza. Il a réussi à créer un univers riche et déconcertant ; tout en conservant certains éléments de notre ère (géographiques et architecturaux notamment), le futur qu'il dessine est très étranger au nôtre, tant dans la typologie des lieux que dans le fonctionnement de cette nouvelle société. Comme le souligne la quatrième de couverture, il y a un peu de Jules Verne dans cette Clé de l'Abîme, et l'on pense parfois à Vingt mille lieues sous les mers ou à Voyage au centre de la terre. Mais la grande originalité tient à ce que José Carlos Somoza s'est inspiré d'un autre grand auteur de la littérature fantastique pour écrire son nouveau roman... Et me voilà bien ennuyée, car il est difficile, voire impossible, de réellement parler de La Clé de l'abîme, sans faire référence à cet autre auteur. Il y a à mon avis deux façon d'aborder la lecture de ce roman : soit garder intact le mystère (auquel cas, je vous invite à ne pas lire le paragraphe suivant), soit comme j'ai pu le faire moi-même, lire ce récit en connaissant l'œuvre qui l'a inspirée pour pouvoir en apprécier toute la subtilité. Je vais donc, sans jamais citer l'Auteur en question, essayer de vous expliquer à quel "monstre" de la littérature José Carlos Somoza s'est attaqué ici.

Comment dire l'indicible... cette simple phrase pourrait déjà suffire à mettre sur la piste les connaisseurs, mais j'ai conscience que je n'en dis pas assez. Laissez-moi revenir quelques années en arrière. À l'époque où j'étais encore étudiante, j'ai découvert terrifiée le maître incontestable de la peur. Rarement lecture m'aura autant impressionnée, et c'est l'esprit inquiet que j'arrivais finalement à m'endormir le soir. Cet auteur avait en son temps créé toute une cosmogonie, un mythe de l'horreur poussé à son paroxysme. Et voilà que José Carlos Somoza (auteur que je suis depuis quelques années) se décide à écrire un roman entièrement fondé sur les écrits de ce romancier. Comment résister ? D'autant que je trouve l'idée sur laquelle repose toute la narration absolument géniale. Mais si je reste séduite par le concept, la concrétisation sur le papier ne m'a pas entièrement satisfaite.
J'ai aimé retrouver, tout au long des chapitres, les références voilées aux divers récits fondateurs et José Carlos Somoza déploie toute son ingéniosité pour que seuls les initiés comprennent réellement de quoi il s'agit. Mais quand on connaît et aime l'œuvre inspiratrice, je crois qu'on ne peut être que déçu par le style adopté par José Carlos Somoza. J'aurais aimé trouver le phrasé riche et complexe du Maître, des "descriptions indescriptibles" mais si terriblement poétiques, des passages plus fouillés sur la terreur ressentie par les personnages... mais est-il seulement possible d'égaler le Maître? (pour tous ceux qui n'auraient pas encore compris qui était le Maître et voudraient dès à présent percer le mystère, relisez le début du billet et portez une attention toute particulière au nom de l'ouvrage liturgique; si vous ne trouvez pas avec ça, je ne peux plus rien pour vous. ;-) ).

Je suis donc assez partagée à la fin de ma lecture... Si j'ai aimé l'univers que propose José Carlos Somoza et ai adoré l'idée sur laquelle repose son roman, le rendu final et le style m'ont semblé en dessous ce que j'avais lu de lui jusqu'ici. Cela reste quand même un roman d'aventures efficace et riche en rebondissements.

Voir aussi les billets de Cuné et Émeraude

Du même auteur :La dame n°13, Clara ou la pénombre, La théorie des cordes, Le détail, La bouche, Daphnée disparue, L'appât

Laurence

Extrait :

- "Quand la vieillesse s'abattit sur le monde et que l'émerveillement disparut de l'esprit des hommes... il se trouva un homme pour consacrer sa vie à la recherche des espaces vers lesquels avait fuit les rêves..." récita Klaus. Je suppose que tu te rappelles le Premier Chapitre... Tu crois en la Bible ?
Que devait-il répondre ? Olsen semblait lui aussi dubitatif, mais quand Daniel entendit son supérieur lui conseiller de répondre "oui", il était trop tard : il s'était vu dans l'obligation d'être sincère.
- Non, dit-il. Je ne suis pas croyant.
Klaus le regarda avec une sérénité qui ne reflétait pas son corps sanglant ni le fond rouge vif du mur situé derrière lui. Il gonfla la poitrine en changeant de position et une nouvelle goutte rouge coula de l'un des poches de chair puis glissa sur son ventre comme une gemme. Mais son pouce restait immobile.
- Ça n'a pas d'importance, répliqua-t-il d'une voix lente et grave. Qu'est-ce que la croyance ? Chercher dans un trou, ne rien y trouver et ne pas se donner pour vaincus. Se dire : "Il y a quelque chose", et recommencer à chercher, en sachant qu'on trouvera ce qu'on cherche...


Éditions Actes Sud -  384 pages