Sur une petite semaine, la vie d'Aurélien va changer du tout au tout. Dès le dimanche, il commence à disparaître peu à peu. Cela commence avec la panne de son ordinateur et la perte de son travail sur le journal de son frère Joël. Puis il disparaît de l'attention, puis des pensées de ses collègues, de Clotilde sa bien aimée, et même de sa mère.. sans parler de tous ces gens croisés dans la rue.
Horreur, cauchemar que de s'entendre dire par ses proches : "Tiens tu es là, toi ? " ou bien "Mais qui est à l'appareil ?" Horreur que ce sentiment d'être abandonné, oublié. Sentiments d'injustice, de colère, d'incompréhension, c'est ce que ressent Aurélien quand Clotilde ne prend même pas conscience de sa présence lors d'une petite fête avec ses collègues.
Au fil des jours, le processus s'accentue. On ne pense plus à lui, il est oublié par tous. Il perd de sa consistance. Il devient un fantôme. "C'est vrai que tu as le teint un peu flou." Il va aussi perdre son odeur, sa voix, son ombre. Sa présence sur terre ne pèse plus rien. Il devient transparent, plus léger que l'air. Même d'anciennes photos de lui ne retiennent plus son image, son souvenir. Il est de plus en plus hors champ. Le pire réside dans le fait que ce phénomène se déroule au milieu de toute l'agitation de la vie alentour.
Le plus étrange dans cette "maladie", c'est que plus Aurélien disparaît et plus ses souvenirs d'enfance remontent à la surface. Une partie de neige et de luge avec sa mère, les marionnettes de son beau-père Baltazar quand il était tout petit, un soir d'été avec Clotilde à suivre les pirouettes de haute voltige de martinets.
C'est une histoire étrange donc un peu fantastique même, effrayante et poignante aussi que la disparition progressive d'Aurélien. On ne peut s'empêcher comme l'auteur de faire le parallèle avec tous ces gens que l'on ne voit plus, qui ne comptent plus pour personne : la standardiste, la caissière du supermarché et tous ces sans-abris, laissés pour compte que l'on croise dans la ville.
Elle a l'avantage de nous interroger sur notre place dans le monde, au sein de l'humanité. On retrouve là un thème récurrent pour Sylvie Germain. Qui sommes-nous finalement ? Pour qui avons-nous un peu d'importance ?
Rien n'est fait pour culpabiliser le lecteur. L'auteur nous met juste quelques petits cailloux sur notre route. A nous de voir quoi en faire.
Ces questions étaient déjà au cœur du précédent roman de S. Germain, L'inaperçu. Mais il s'agissait au contraire de réaliser combien on ne s'aperçoit plus des gens qui nous sont chers tant qu'ils sont avec nous, près de nous. Le jour où ils disparaissent, on prend conscience de leur importance, du fait qu'ils étaient un pilier de notre personnalité.
Comme Aurélien, on se dit toujours que l'on ne meurt pas complètement tant qu'il reste au moins un vivant pour se souvenir de vous - de qui vous étiez, que vous avez existé - quand vous-même avez disparu
.
Même si dans Hors champ, l'auteur laisse de côté son style si poétique, onirique qu'on lui connaît depuis ses premières oeuvres (Jours de colère, L'enfant méduse, Tobie des marais), il y a toujours ce chant, un souffle pour l'humanité qui nous emporte au fil de ses pages.
Du même auteur : Jours de colère, Éclats de sel, Le monde sans vous, Petites scènes capitales
Dédale
Extrait :
Une ombre immense, filiforme, précède la femme. C'est alors qu'Aurélien s'aperçoit que lui n'est précédé par rien. Il s'immobilise, pivote à droite, à gauche, les yeux rivés à l'asphalte, mais il ne détecte aucune ombre rayonner au bout de ses pieds alors qu'une poubelle en plastique plantée à deux pas de lui, en dessine une, elle, et bien nette. Il se tâte le visage, le torse, les hanches, les cuisses - son corps est consistant, pourtant, il ne s'est pas volatilisé, et ses vêtements ne sont pas davantage dématérialisés. il frappe le sol de ses talons, on dirait qu'il s'apprête à danser des claquettes, et il agite les bras en tous sens. Il ne produit ni bruit ni ombre, juste un minuscule remous d'air. La femme, qui continue à aller et venir avec une allure de somnambule, le croise, le frôle. Elle ne le voit ni ne l'entend, mais elle a dû sentir quelque chose, un léger courant d'air, car elle remonte le col de son blouson. Elle s'éloigne. Aurélien court derrière elle, pose une main sur son épaule. Il l'interpelle : "Madame, Madame ! " Elle suspend une seconde sa déambulation, le temps de proférer un long bâillement. Il lui siffle à l'oreille, le plus fort possible, la mélodie qu'elle ressassait tout à l'heure ; elle penche imperceptiblement la tête, esquisse un vague sourire, et sifflote à son tour.
Éditions Albin Michel - 196 pages
Commentaires
mardi 8 septembre 2009 à 08h33
Et encore un que je me sens obligée de noter
mardi 8 septembre 2009 à 12h02
J'ai Tobie des marais dans ma PAL depuis des siècles! Je ne sais pas si je lirai celui-là...
mardi 8 septembre 2009 à 23h03
Je n'ai pas trouvé ça poignant, même pas émouvant, juste raté...
mardi 8 septembre 2009 à 23h09
Bel article, qui donne envie de lire le livre.
J'ai vu récemment une comédie un peu sur le même thème, "La femme invisible" de Agathe Teyssier, et l'année dernière, un court métrage très réussi, "Le secret de Salomon" de David Charhon. C'est intriguant, ce thème de l'invisibilité qui apparaît dans plusieurs oeuvres,je me demande ce qu'il révèle de notre société. Peut-être fournis-tu un élément de réponse : "tous ces gens que l'on ne voit plus, qui ne comptent plus pour personne : la standardiste, la caissière du supermarché et tous ces sans-abris, laissés pour compte que l'on croise dans la ville."
mercredi 9 septembre 2009 à 18h49
Je l'ai déjà acheté. Il est en attente de lecture et ce billet me pousse à le mettre très au-dessus de la pile. Merci pour ce commentaire qui donne très envie !
jeudi 10 septembre 2009 à 07h50
Stephie : Tu n'es obligée qu'à ce que tu veux
Ys : Cela arrive parfois même avec les écrivains confirmés. Tente la lecture de ses romans plus anciens. Tu verras la différence.
Merci Christophe. Oui, l'invisibilité est à la mode. Des scientifiques ont même réussi à créer une cape (?), du moins un tissu qui rend invisible. Air du temps, effet de société où tout rapporte à l'individu, à soi et nettement moins aux autres.
Franck, il ne faut pas hésiter et plonger dans cette histoire d'effacement. C'est vraiment intrigant et pousse aux questions.
Ensuite, revenez tous nous dire ce que vous en avez pensé.
lundi 2 novembre 2009 à 14h31
C'est le premier roman que je lis de cet auteur. J'ai en aimé l'écriture et l'originalité même si j'ai été un peu déçue par la fin...
mardi 17 novembre 2009 à 19h59
Bon, désolé, mais sur ce coup-là, je ne te suis pas Dédale. Comme Ys, j'ai trouvé cela raté. Pas mauvais, mais juste raté, comme si Sylvie Germain n'avait pas su quoi faire d'Aurélien... Dommage !
mercredi 18 novembre 2009 à 08h05
Pas grave, Yohan. On ne peut pas gagner à tous les coups.
mardi 15 décembre 2009 à 08h00
Les échos ne portent pas, glissant à travers le premier obstacle, pourtant tout cela est d'une résonance intérieur insupportable pour cette autre "Tique" de la littérature. Aurélien manque gentiment de caractère et se laisse gommer, parfois dégommer même.
A mon goût, 5 jours de la semaine où la présence est insupportable par les seuls manifestations de trop peu d'égard. La concurrence de l'évaporation contre l'exclusion m'a semblé effroyable, mais d'une juste cruauté.
Il n'y a que le rythme du chapitre saturnin qui m'a laissé ailleurs, dans une autre issue. Mais j'en ai peut-être fini trop rapidement avec ce brave gars, l'ayant pris trop à coeur. Je devrais peut-être le relire entièrement pour le savoir. J'ai bien aimé.