Tarun Tejpal avait connu un grand succès avec son premier roman The Alchemy of Desire (dont le titre français est Loin de Chandigarh). Histoire de mes assassins est son deuxième roman. En réalité, ce livre est un cinq-en-un.

Le roman-cadre est celui de ce journaliste. Il ouvre et referme le livre. Il s'insère aussi entre les quatre autres romans, qui racontent chacun la vie d'un de ses assassins (vous me direz qu'il manque un roman ; en fait, deux assassins sont regroupés dans le même roman). Si mon avis sur ce livre est mitigé, c'est principalement parce que pour ainsi dire rien ne relie ces cinq romans entre eux. On ajoutera la trop grande inclination de l'auteur de Loin de Chandigarh à nous dévoiler ses phantasmes. Cependant, le livre est très bien écrit ; l'auteur sait créer l'envie de lire le paragraphe qui viendra juste après le prochain astérisme (j'utilise ce mot, mais dans ce livre, cette séparation typographique n'est pas constituée d'étoiles, mais de poignards).

Les chapitres consacrés aux assassins sont très violents. Lecteurs peu friands des viols et autres tortures, passez votre chemin. Nonobstant une relative et fragile paix sociale (je ne voudrais pas que ces mots détournent quiconque de l'envie d'aller voir ce beau pays de plus près), peut-être est-ce la société indienne qui est viscéralement violente ? En tout cas, les cinq assassins le sont devenus. Un couteau offert à un gamin et celui-ci finit roi de la gravure sur peau. Un marteau lui tombe sous la main à l'instant-clef et Vishal Tyagi venge ses sœurs violées en massacrant ses cousins, devenant ainsi le tueur au marteau, le meilleur assassin parmi ceux à la solde du grand bandit Donullia. Bien sûr, l'histoire de ces assassins est plus complexe que mes deux phrases précédentes pourraient le faire accroire. Chacun des romans décrit l'environnement social des assassins (travail, pauvreté, famille, identité, corruption, etc.) et met en évidence leur violence latente, si celle-ci n'a pas déjà trouvé l'occasion de s'exprimer. Si la société a joué un rôle cruel dans les déviances de ces cinq individus, il ne faut à mon avis pas considérer ces romans comme une apologie, une plaidoirie qui n'en ferait plus que des victimes.

Largement autofictionnel, le roman-cadre donne une image désabusée du système médiatique. Le journaliste d'investigation n'est pas idéalisé. Lui non plus n'est pas exempt de faiblesses et de lâchetés. Ce livre darde aussi la police de nombreuses attaques. Quand elle n'est pas à torturer des suspects ou à laisser des familles régler violemment leurs comptes entre elles, elle ne pense qu'à obéir aveuglément aux ordres.

S'il est un reproche que l'on ne puisse pas faire à ce livre, c'est bien de manquer d'indianité. L'histoire ne pourrait pas être située ailleurs. L'Inde transpire des pages. Peut-être un peu trop pour un public international : de nombreux mots, voire des phrases entières, sont laissées en hindi transcrit dans l'alphabet latin. Le glossaire présenté à la fin du livre n'est souvent d'aucune aide pour les comprendre ; cela dit, il s'agit souvent d'insultes. Tarun Tejpal fait aussi appel aux classiques. On trouvera ainsi quelques allusions à des épisodes du Mahâbhârata et tout particulièrement à la Bhagavad-Gîtâ. De même que Krishna poussait Arjuna à n'avoir plus de répugnance à tuer ses cousins, il s'agit le plus souvent de persuader des jeunes hommes à tuer. Paradoxalement, la Gîtâ était aussi le livre de chevet de Gandhi.

Joël

Extrait :

À l'intérieur de l'édifice jadis opulent, construit pendant le Raj britannique comme avant-poste de la maison royale de Patiala, la gloire de l'État tombait elle aussi en lambeaux. Les vastes escaliers, les sols de marbre, les balustrades en teck, les fenêtres sculptées, les plafonds cannelés, tout était en perdition. Souillé, crasseux, écaillé ; chaque angle était maculé d'un clair-obscur de crachats de chiques de bétel rouge sang. Malgré leurs dimensions spacieuses, les couloirs étaient sombres et moisis, mal éclairés, les vitres des fenêtres et les ventilateurs obstrués par la crasse et le mobilier. Et aussi par des bipèdes, assis, debout ou tentant de circuler. Un grand nombre de ces gens étaient de toute évidence des paysans, avec leurs visages émaciés et mal rasés, leurs couvertures épaisses et leur odeur de transpiration et de bétail. Je dus tendre les mains devant moi pour repousser et écarter ceux qui entravaient notre passage. Mes ombres faisaient de même, jouant des coudes. J'avais laissé mes fusiliers à l'extérieur, leur présence étant par trop mélodramatique. Juste au moment où je commençais à prendre plaisir à bousculer cette foule imbécile, Sara me donna un coup furieux dans les fesses pour m'imposer un peu de retenue.

Contraint d'aller pisser dans l'urinoir de fortune sous l'escalier, je dus payer ce privilège d'une roupie et survivre à une puanteur qui aurait dissuadé le plus vaillant des plaideurs. Manifestement, la peur de la loi relâchait les vessies.


Éditions Buchet Chastel -  579 pages
Traduit de l'anglais par Annick Le Goyat