L'histoire se passe dans une grande ville qui n'est pas nommée et met en scène des personnages qui n'ont d'autre nom que la fonction qu'ils occupent dans la famille ou bien un surnom qui les décrit, parfois cruellement. Au centre, un enfant, l'enfant, dont les parents, Père, Mère, sont médecins. Paradoxalement, l'enfant est tout le temps malade. Il manque souvent l'école. Pendant que ses parents font leurs consultations, l'enfant entend ce qui se passe de l'autre côté de la cloison de la pièce à tout faire. Il s'amuse à reconnaître les patients à leur voix tandis qu'ils bavardent dans la salle d'attente. Les nouvelles du bidonville voisin sont rarement bonnes.

Plus haut, j'ai dit que les personnages n'avaient pas de noms propres. Même les dieux tels Ganesh ou Durga ne sont pas nommés, cette dernière étant toujours appelée la déesse chevauchant un tigre. Cette absence de noms propres, qui sinon eussent eu des consonances exotiques, siéra au public occidental qui pourra sans difficulté se repérer dans la galerie de personnages. En effet, la famille de Père, la seule qui compte, est nombreuse. Grand-père a huit enfants. Il vit avec la famille de son fils Six-Doigts, qui est le père de Cousin. L'enfant et Cousin discutent souvent ensemble tandis que Miss Shampoing, aplatie au mur de la chambre, veille sur eux.

Les parents de l'enfant constituent des idéaux de moralité. Mère, tout particulièrement, est irréprochable. Elle sait trouver les mots pour réconforter l'enfant et en faire un honnête homme. Cette perfection de l'esprit va cependant se heurter à la réalité. Le monde extérieur, celui que l'on voit paraître sur le petit écran de télévision avec un distant effroi, est dangereux et hostile et il peut débarquer sans prévenir dans la salle d'attente. Chez les Six-Doigts, on ne pense qu'à la mort prochaine de Grand-Père et à l'héritage subséquent. Cousin est un adolescent qui peut mal tourner, son comportement effraie de plus en plus l'enfant. Dans leurs démarches pour acquérir un nouveau cabinet afin que l'enfant ait sa propre chambre, ses parents vont se heurter à la bureaucratie qui ne peut être détournée de son inertie que par un ostensible dessous-de-table. Le pouvoir de nuisance de la police, gangrénée par le même mal, est bien plus grand et de criminels scandales éclatent. Seule l'immobile image de Miss Shampoing accrochée au mur paraît à l'abri de ces souillures.

Père et Mère n'auront bientôt plus d'autre choix que de se compromettre dans des actions qu'ils auraient auparavant estimées indignes d'eux. Peuvent-ils néanmoins s'en sortir sans perdre toute honorabilité ?

Si les trente premières pages du roman m'ont plongé dans la perplexité, j'ai vraiment apprécié la suite. Ce roman aborde de nombreux aspects de la société indienne, avec un accent particulier sur la classe moyenne à laquelle appartient la famille de l'enfant. Si un unique personnage était victime de tous les maux de la société, l'histoire ne serait pas réaliste. Dans ce roman, cette multitude est rendue plausible par les nombreux frères et sœurs de Père et le fait que les parents de l'enfant soient médecins et donc confrontés aussi aux problèmes de leurs patients.

Pour faire ce récit aux visées larges, l'écriture est concrète, précise, sans détours. Si j'ai déjà exprimé ici-même ma réticence contre le procédé qui consiste à ne pas entourer de ponctuation les paroles et les changements de locuteurs dans les dialogues rapportés par le narrateur, je concède volontiers que cet aspect flagrant de l'écriture d'Abha Dawesar dans ce roman — il est absent des autres — ne m'a nullement gêné. Cela ne disconvient pas à un récit qui avance à toute allure et où les personnages sont tendus, poussés à bout de souffle.

Bref, L'Inde en héritage est un roman que je recommande vivement, que l'on connaisse et aime l'Inde ou non.

Du même auteur : Sensorium

Joël

Extrait :

Après avoir longuement hésité, elle décide de laisser son fils dans la voiture. Elle s'assure que les portes sont verrouillées, que le chauffeur a mis l'antivol de direction au volant et fermé à double tour la porte conducteur. Puis elle va au temple présenter ses hommages, en compagnie du chauffeur. L'enfant sait qu'il est enfermé pour sa sécurité et se dit qu'il n'a rien à craindre. Pour calmer les battements de son cœur, il passe sur le siège conducteur et fait comme s'il tournait le volant, même si ce dernier, fixé à l'accélérateur, ne bouge pas d'un pouce. Il fait des vroum vroum pour imiter le bruit de la circulation et klaxonne deux ou trois fois. Un gamin des rues, son cadet de quelques années, joue sur la route. Avec un bâton, il fait avancer sur la chaussée poussiéreuse une vieille roue de bicyclette. Il porte un pull-over trop long qui descend plus bas que ses fesses, il a le visage et les jambes couverts de crasse. Tout à coup, il arrête la roue, s'accroupit, remonte son pull et défèque. Quand il a terminé, il regarde ses excréments. L'enfant sourit en lui-même, ça fait du bien de savoir qu'il n'est pas seul à avoir cette manie. Bien qu'il soit plus grand que le gosse, il trouve que ses propres selles ne sont pas aussi belles, mais bon, c'est difficile de comparer un beau tas sur le sol à des matières qui se mélangent à de l'eau dans une cuvette ! La gamin s'éloigne, relevant bien haut son pull. L'enfant remarque qu'il n'a pas nettoyé son derrière avec de l'eau ou les feuilles qui sont au sol. Le môme fait quelques mètres, l'air de celui qui sait que ses fesses sont sales ; peut-être va-t-il chercher de l'eau ou un adulte qui le lavera, se dit l'enfant. Mais il laisse retomber son pull et se remet à jouer avec sa roue, puis il court vers les gens qui sortent du temple, berçant dans leurs mains les offrandes consacrées. Il abandonne roue et bâton et, levant les paumes nues pour imiter leurs gestes, il mendie.

[...] L'enfant se lave les fesses deux fois mieux que d'habitude pour compenser le fait que le gamin des rues ne s'est pas lavé les siennes. Puis il prend la serviette, s'essuie et remonte son pantalon.

L'inde en héritage
Éditions Héloïse d'Ormesson - 317 pages
Traduit de l'anglais par Laurence Videloup