Comme je l'annonçais, Et que le vaste monde poursuive sa course folle est un roman polyphonique dans ce sens où C. McCann nous présente un même évènement appréhendé par différents personnages vivants tous ou presque à New-York. Toute la richesse des romans de C. McCann tient notamment dans la diversité des origines, personnalités et pensées de ses personnages.
Dans cette histoire, on trouvera un prêtre-ouvrier irlandais troublant de fragilité rentrée, travaillant auprès de prostituées, de personnes âgées comme une bourgeoise résidant dans un luxueux appartement à Park Avenue. Claire rencontre d'autres mères ayant perdues un ou plusieurs enfants au Vietnam, mais la douleur commune n'efface pas les différences initiales. Il y a aussi deux artistes des années 70 sur le retour et un adolescent apprenti photographe passionné de graffitis du métro New-Yorkais. J'en passe bien d'autres mais ils sont tous aussi importants et intéressants. La palette est donc variée pour nous parler de cette ville Babel qui ne dort jamais et est toujours en effervescence. Via ce kaléidoscope de vies, c'est New-York qui tient la vedette.
Le lien entre tous ces personnages que rien ne devrait relier tant leurs conditions sociales, culture et histoire personnelle sont différentes, n'est autre que la performance d'un artiste en son genre. En effet, le 7 août 1974, Philippe Petit, funambule de son état a choisi de tirer un câble entre les deux tours jumelles du World Trade Center tout juste sorties de terre.
L'auteur tricote ses portraits à petits points avec une rare sensibilité teintée de mélancolie. Le motif central est un évènement insolite, époustouflant. Ce que j'aime dans l'écriture de l'auteur c'est sa capacité à nous faire vivre de l'intérieur le destin de ses personnages et les évènements qui les touchent. Son écriture s'adapte si aisément à chaque contexte et avec une telle simplicité que cela en est impressionnant. C'est à se demander si l'artiste en pleine performance n'est pas tout simplement l'auteur lui même tant il sait si bien jongler avec les ambiances, les tempéraments, les langages propres à chacun. Malgré cette variété, le tout reste toujours cohérent, sans longueurs inutiles.
Ses personnages sont différents mais ils ont tous en commun d'être au bord du gouffre, sur le fil d'un rasoir, souffrant d'une solitude immense. Comme le funambule sur son fil, vont-ils basculer, chuter ou par un sursaut d'énergie venue du tréfonds de leur être se rétablir dans la course du monde qui les entoure ? Le destin, la vie des hommes et femmes de ce monde se joue souvent à pas grand chose. Il suffit parfois d'un mot, d'un regard, d'un amour naissant ou d'une grande douleur. Tout peut changer ! La roue tourne et le monde va !
Pas à pas, nous trébuchons dans le silence, à petits bruits, nous trouvons chez les autres de quoi poursuivre nos vies. Et c’est presque assez. Tourne le monde sous nos pas hésitants. Cela suffit. Le vaste monde
Ils sont tous beaux dans leur détresse, dans leur humanité ou leurs travers, attachants à leur façon. Certains vous restent en mémoire et au cœur bien après la fin de l'histoire. Et le lecteur de s'interroger à son tour. N'est-il pas lui aussi lié à ces hommes et femmes dans cette course folle ?
A lire, à savourer sans modération.
Du même auteur : Les saisons de la nuit, Ailleurs en ce pays
Dédale
Extrait :
C'était une des raisons pour lesquelles Soderberg pensait que cette marche dans le ciel était un coup de génie. Un monument en soi. Cet homme s'était transformé en statue, en vraie statue new-yorkaise, instantanée, dans les airs au-dessus de la ville. Une statue qui se foutait du passé. Le type était monté au World Trade, avait tendu sa corde entre les Twins, les deux plus hauts gratte-ciel du monde; Rien que ça. Le culot. Le sang-froid. La vision. Sûr, pour faire de la place, les Rockefeller avaient abattu des immeubles néo-classiques et quelques browstones – ce qui avait contrarié Claire. Avec eux, avaient disparu les magasins d'électronique, les salles des ventes où de beaux parleurs vendaient leurs machins inutiles, épluche-carottes, lampes torches à radio intégrée, boules à neige-boîtes à musique. On avait maintenant deux immenses buildings qui trouaient les nuages. Le verre reflétait le ciel, la nuit, les couleurs, le progrès, la beauté, le capitalisme.
Mais Soderberg n'était pas de ceux qui dénigraient le passé. La ville était plus grande que ses immeubles et que ses habitants. Elle avait tout de même le sens de la nuance. Elle prenait ce qui arrivait, les crimes et la violence et les petits bienfaits qui émergeaient bon an mal an du quotidien. Il a pensé que le funambule avait sérieusement préparé son affaire. Un coup de génie, d'accord, pas un coup de tête. Il portait un message avec son corps et, s'il tombait, eh bien il tombait. Dans le cas contraire, il devenait un monument, pas un de ces trucs pompeux, enchâssés dans la pierre ou le bronze, non, un vrai symbole new-yorkais devant lequel on s'exclame : « Non, mais tu le crois, toi ? » De préférence en jurant. À New-York, on ponctue ses phrases d'interjections grossières. Même les juges. Soderberg n'était pas amateur de jurons mais, à certains moments, il leur reconnaissait quelque intérêt. Un mec sur un fil, naviguant dans les airs au-dessus du cent dixième étage, non, mais putain, tu le crois ?
Éditions Belfond - 430 pages
Traduction de l'anglais irlandais par Jean-Luc Piningre
Commentaires
samedi 3 octobre 2009 à 08h27
Je n'ai jamais lu cet auteur, il faudra que j'essaie.
samedi 3 octobre 2009 à 10h13
Stephie, il faut plonger dans les oeuvres de C. McCann. Cela vaut vraiment le détour. Ce serait vraiment dommage de passer à côté.
samedi 3 octobre 2009 à 10h59
J'ai beaucoup aimé ce livre aussi , je l'ai même préféré au précédent: "Les Saisons de la nuit" que j'avais pourtant bien aimé également!
samedi 3 octobre 2009 à 20h45
En somme, c'est un écrivain à lire. Merci Mango
jeudi 15 octobre 2009 à 14h46
J'attends avec impatience de découvrir ce roman, Zoli m'avait déjà beaucoup touchée. Sinon, j'ai besoin de votre aide pour mon mémoire, l'explication est ici : merci beaucoup !
jeudi 14 janvier 2010 à 19h05
Je suis une inconditionnelle de Colum McCann et "Et que le vaste monde..." m'a littéralement transportée, le genre de livre dont on voudrait qu'il ne finisse jamais. Les personnages sont d'une humanité rare alors qu'ils sont tous plus ou moins au bord du gouffre. L'idée de faire de ce cable tendu entre les Twin Towers le fil conducteur du livre est vraiment une idée de génie.
De plus, Colum McCann est venu faire une lecture-signature dans une petite librairie près de chez moi : c'est quelqu'un d'absolument charmant et dont la profondeur et l'humanité se lisent sur son visage. A lire sans faute, ainsi que Zoli et Les saisons de la nuit.
jeudi 14 janvier 2010 à 20h54
Je conseille également la lecture de ses recueils de nouvelles. Fichtre ! Rencontrer Colum McCann, cela me plairait drôlement. Un jour peut être :-))
mercredi 17 février 2010 à 17h27
je viens de terminer "et que le vaste monde ..." et je suis emballée. Voilà un roman maîtrisé, une galerie de personnages saisissants, tous terriblement bien campés, reliés à un fil ténu comme celui qui est tendu entre les 2 tours du World Trade Center. Un grand livre à découvrir, si vous ne connaissez pas encore cet auteur. Si vous en redemandez, je vous conseille "Zoli" de la rentrée littéraire de 2007. Merci Dédale de nous mettre un coup de projecteur sur cet auteur : si tu ne l'avais pas fait, j'aurais certainement proposé une critique de ce vaste monde ...
mercredi 17 février 2010 à 20h56
Merci Alice-Ange pour ces impressions de lecture. Bon, si j'ai bien compris, faut que je lise Zoli.
Ok, ce sera fait au plus vite ainsi j'aurai tout lu de ce talentueux auteur.
mercredi 31 mars 2010 à 18h35
On vient de me prêter ce livre et je le dévore. J'en suis à la moitié et je pense ne plus en avoir pour très longtemps. Un écrivain que je suis très heureuse de découvrir.
lundi 5 avril 2010 à 11h36
Merci Caroline pour ce témoignage. Il faut maintenant se plonger dans les autres titres. Le voyage en vaut vraiment la peine.