Askia a quitté son Afrique natale et est venu s'installer à Paris pour retrouver Sidi Ben Sylla, l'homme au turban, un père qu'il n'a pas revu depuis 30 ans. Au volant de son taxi, il ère dans les nuits de Lutèce et écoute les confessions de ses passagers. Parmi eux, il y a Olia, la fille de Sofia, photographe et exilée comme lui, qui affirme avoir pris Sidi en photo il y a quelques années. Mais peut-on réellement capturer sur le papier argentique les fantômes du passé ?
Entre le jardin du Luxembourg et le quartier de Beaubourg, Askia mène sa quête contre l'oubli et croise en cours de route les âmes délaissées de la ville lumière.

Les pieds sales, ce sont tous ces hommes qui parcourent les routes, de préférence du Sud vers le Nord, sans jamais trouver le repos. Ils ne sont nulle part chez eux, toujours les étrangers de l'Autre, le sédentaire, qui voit leur arrivée sur son territoire comme une menace. Commence alors le refrain des reproches et de la méfiance : qui sont-ils? Pourquoi s'arrêtent-il chez nous? Est-il possible qu'ils nous transmettent leur malédiction?
La malédiction des pieds sales, cette incapacité à se poser quelque part, Aksia la connaît bien. Dès l'enfance, il a dû fuir sans trop bien savoir quoi. La sècheresse ? la mort des bêtes ? une invasion de criquets ? Qu'importe au final les raisons, la mère d'Askia le sait : tel Télémaque, son fils est condamné à l'errance, à la quête impossible de la figure paternelle.

Mon fils, je ne crois pas que tu échapperas à la malédiction. Suffit de voir comment tu scrutes l'horizon, comme se portent tes yeux par-delà les limites de la terre et l'écran des nuées. Je sens que tu vas y aller toi aussi, Askia, je l'ai toujours su, mes prières n'auront servi à rien sinon à t'ouvrir plus larges les chemins...

Mais voilà qu'en arrivant dans la capitale française, Askia recueille une multitude de témoignages sur son père : tour à tour assassin, roi de l'empire du Songhaï au 15ème siècle, ouvrier à Aubervilliers, Sidi est à la fois toujours plus proche et à jamais insaisissable. Qui est-il ? Existe-il seulement ? Et s'il n'est qu'un mythe, quid d'Askia, son fils ?
Car ce que nous propose Edem Awumey, au-delà du récit sur les migrants, c'est une réflexion sur l'identité et les racines. Cette impossibilité d'exister sans histoire. Chacun des protagonistes que rencontre Askia est confronté à la même problématique : Ollia, Petite-Guinée, Zak et tous les autres... Ces fantômes de Paris que les passants ne voient même pas.

Comme dans Port-Mélo, l'écriture d'Edem Awumey est à la fois violente et poétique. Les questions lancinantes et les répétions obsèdent le lecteur, prisonnier du dédale dans lequel s'enfonce Askia. Les retours incessants entre l'enfance d'Askia et son présent, dessinent peu à peu un tableau extrêmement sombre où l'espoir n'a pas sa place. Mais le flot des mots, sans être moins menaçant que dans Port-Mélo, se fait plus calme, moins suffoquant; plus insidieux sans doute. Et c'est peut-être là que réside la force de ce récit : Edem Awumey, en optant ici pour une écriture fluide et épurée, a malgré tout réussi à conserver toute l'urgence et la souffrance contenues déjà dans son premier roman.

Ce roman a pour le moment eu très peu d'écho que ce soit dans les médias traditionnels ou la blogosphère, mais je vous invite à lire les billets de Phil et Éontos qui ont tous deux été séduits.

Du même auteur : Port-Mélo

(1) nous sommes quelques blogueuses à avoir été sélectionnées par l'agence organisant le Goncourt des lycéens. Il nous a donc été demandé, en échange de l'envoi de deux titres de la sélection, de chroniquer sur nos blogs les livres reçus. Bien évidemment, nous ne faisons pas partie du jury; il s'agit simplement ici de donner une certaine visibilité aux titres en lice et de permettre aux lycéens qui le désirent de venir échanger ensuite sur les romans chroniqués.
Je vous invite à ce propos à consulter notre reportage sur les coulisses du Goncourt des Lycéens ainsi que le blog des élèves de terminale L au lycée du Vigan.

Laurence

Extrait :

Ils avaient tous échoué sur ce parvis au milieu de la ville, telle l'épave d'un rafiot dans le port de son enfance. Des visages qu'Askia avait connus sur cette place, devant le Centre Pompidou. Irréductibles. Des gueules d'immortels. Ainsi les qualifiait-il. Aventuriers, coureurs sans but, autre incarnation de l'échec. Dans cette agora parisienne traînaient ces quelques gueules sales : celle de Lim le portraitiste qui avait fui Beijing en 1989, la tronche à Kérim, le glandeur dont nul ne savait l'origine ni les routes qu'il portait dans son blouson, Big Joe de Marie-Galante, fonctionnaire de la mairie dans sa tenue verte de balayeur, Camille la pute dans sa jupe mille fois fendue sur le côté et le devant, Vénus du carrefour de leurs désirs, le sexe offert à la cité aux mille lampions. Il eut le temps de les connaître, pour être souvent venu rôder sur cette esplanade où, lui avait confié Tony quelque temps après son arrivée dans la capitale, venaient s'ennuyer des figures et des ombres en quête de foyer, des hommes en marche venus de tous les pôles de notre vieille terre : des pèlerins, des fuyards, des curieux, des insatisfaits, et toutes les âmes faites pour tourner en rond dans le sens de l'infini... C'est la raison pour laquelle il venait sur le parvis, dans l'espoir de croiser Sidi dans l'infini de sa fuite, avec ou sans le turban qui s'était sûrement usé au contact de tous les vents affrontés...


Éditions Seuil - 157 pages
(pour nos amis québécois, ce roman a simultanément été publié aux éditions Boréal)