Le curé et l'archéologue se partagent la narration et ce sont des visions radicalement différentes qui s'opposent : d'un côté, le père Flavier épaulé par son bedeau Abel (une sorte de Quasimodo au grand cœur et à l'intelligence acérée) voit dans ces manifestations nocturnes l'incarnation du Malin. Terrorisé par les implications que cela pourrait avoir sur ses bonnes âmes, mais persuadé que la foi est le seul rempart valable, il lutte à sa façon contre cette menace insaisissable. De l'autre, l'archéologue Sadovski et sa jeune et jolie fille Adélaïde, ne voit là que la manifestation d'un phénomène plus cartésien et pense que le village de K. renferme les traces d'une civilisation oubliée.

Frédéric Merchadou nous offre ici un roman dans la plus pure tradition des récits fantastiques du XIXème siècle. Dès les premières lignes, le style volontairement et délicieusement suranné nous rappelle La morte Amoureuse de Théophile Gautier et on oublie que ce roman a été écrit au XXème siècle tant l'écriture semble contemporaine de l'action. La construction et l'alternance des narrateurs participent également à cette ambiance passéiste, tout comme les différentes thématiques abordées. À travers les discours exaltés du curé, le scepticisme de l'archéologue, les a priori et les légendes entourant les malformations de naissance, la romance platonique entre Adéalaïde et Abel etc., Frédéric Merchadou a parfaitement retranscrit les mentalités de ce début de XIXème siècle... Les personnages sont attachants et ont chacun suffisamment de matière pour prendre forme et exister au-delà des mots et l'humour présent tout au long de l'intrigue donne une saveur particulière au récit. L'auteur rend ici un véritable hommage aux premiers récits fantastiques et se sort plutôt très bien de cet exercice périlleux : ni pâle copie, ni caricature grotesque, Damné pour damné se lit avec grand plaisir. Quant à la fin, elle m'a projetée dans un univers très différent de Théophile Gautier, mais que j'aime tout autant, puisque j'ai pensé à certains récits de Lovecraft ou de Matheson. Une très jolie découverte pour les nostalgiques des premiers récits fantastiques.

Laurence

Extrait :

Un juron que je préfère ne pas avoir compris s'échappe soudain de sa bouche. Abel se redresse d'un bon, comme si un serpent venait de le mordre. Sa tête cogne violemment la pierre au-dessus de lui, dans un bruit sourd qui me fait grimacer. La lampe lui tombe des mains et la lumière meurt quand elle se renverse sur le sol. En moins d'une seconde, il surgit hors de l'ouverture plongée dans le noir, comme un diable monté sur ressort. La terreur sur son visage où ruisselle le sang lui donne une expression terrible. Ses grands yeux exorbités me fixent brièvement, mais il ne s'arrête pas. son élan l'entraîne jusqu'à l'extérieur où il se précipite, arrachant au passage la bâche de l'entrée. Je le poursuis, en proie à la plus grande inquiétude.
Sous la lune, emporté par ses jambes difformes, il court comme un gnome pris de folie vers la lumière vacillante de la carriole. Je relève ma soutane d'une main et traverse la clairière derrière lui aussi vite que je peux.


Éditions du Rocher -  188 pages