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L'attente du soir est le premier roman de Tatiana Arfel. Quel roman ! Quels styles !

La plupart des chapitres de ce roman sont divisés en trois. Trois voix. Trois personnages isolés, laissés en marge de la société, chacun à la façon que le sort a concoctée à son intention. Depuis son enfance, le clown Giacomo ne s'est guère éloigné du chapiteau de son cirque. Torturée mentalement par sa mère, Mademoiselle B. est toujours passée à côté de sa vie et des autres sans qu'ils la remarquassent jamais. Abandonné pendant son enfance, le môme survit dans un terrain vague ; seules les couleurs des choses le distraient de la faim et de la soif.

Chacun des trois raconte son histoire, avec une particularité pour le môme qui parle le plus souvent de l'enfant sauvage qu'il fut à la troisième personne. Les tourments s'incarnent différemment en chacun. Giacomo pense souvent avec effroi au Sort. Mademoiselle B. voit parfois surgir le grand blanc brillant ; elle y résiste en récitant ses tables de multiplication. D'abord étranger au langage, le môme ne peut exprimer ses émotions qu'à travers les couleurs auxquelles il est particulièrement sensible.

Giacomo découvrira les premières peintures du môme, réalisées sur et avec des matériaux issus des sacs-poubelles du voisinage où il n'ose s'aventurer que la nuit. Commencera alors un long processus d'apprivoisement du môme qui trouvera sa place au cirque et une sorte de père en Giacomo. Cependant, un gris surgi du passé passera parfois à l'improviste sur ses peintures où règnent d'ordinaire les couleurs chaudes du cirque : un autre cap à passer.

Si les histoires de Giacomo et de Mademoiselles B. sont indispensables au roman, le choc qu'elle provoque fait que l'on est porté davantage vers celle du môme. Ses parties sont quelque peu paradoxales. D'un côté, la narration à la troisième personne tendrait à l'éloigner du lecteur, d'un autre, son langage est coloré, truffé d'expressions originales comme maisons-cubes et de mots détournés comme ombre, ce qui nous fait éprouver son ressenti directement plutôt que par périphrase.

Une fois l'histoire installée, l'auteure sait créer en le lecteur l'attente de lire les chapitres suivants, quand de mêmes scènes seront vécues de points de vue différents. La structure du roman est remarquable. Ainsi, certains personnages ou détails secondaires s'avèreront plus détaillés et utiles à l'histoire qu'on aurait pu le penser au début.

Un tout petit bémol : je ne suis pas sûr que les éléments d'analyse symbolico-psychologique que l'on découvrira à la fin étaient nécessaires.

Du même auteur : Des Clous

Joël

Extrait :

Le môme est mis une fois dehors dans un petit abri où la bête bleu clair rentre aussi. Le môme qui a levé la tête s'aperçoit qu'elle s'est séparée en deux : deux grandes ombres devant lui. L'abri se met à avancer doucement tout seul, le môme ne comprend pas, il voit le dehors bouger : à gauche le mur du terrain vague, à droite les maisons, et puis d'un coup le mur a disparu, l'abri a tourné, c'est un autre endroit, d'autres maisons, des bruits inconnus, des lumières blanches, rouges, vertes. Le môme est si fasciné par les lumières de couleur qu'il lâche son poing qu'il mordait pour se calmer, il regarde. Il a peur encore, mais il avale toutes les images pour quand il pourra rentrer à son abri. Il ne sait pas ce qu'on veut de lui.


Éditions José Corti - 325 pages.