Le premier chapitre nous raconte la fuite de Julia et Esther. Nous sommes en 1953, elles n'ont que 14 et 18 ans, survivent depuis quelques années déjà dans une prison dirigée par des religieuses et s'apprêtent ce matin-là à traverser l'Espagne en train pour rejoindre une autre prison. Mais par chance, elle parviennent à déjouer la surveillance des gardes civils et se retrouvent livrées à elles-mêmes en pleine campagne.
1989, trente-cinq ans plus tard, dans un studio de radio parisien, Julia se souvient...

Tout le récit est construit autour de ces allers-retours temporels. Au départ, cela peut-être un peu déconcertant car même dans les flash-backs, les chapitres ne s'enchaînent pas dans l'ordre chronologique et Serge Mestre multiplie les points de vue et les époques sans qu'apparaisse de prime abord une logique à tout cela. De fait, l'action de La Lumière et l'Oubli s'étale de 1936 à 1995 ; presque 60 ans d'Histoire à travers le prisme de deux jeunes filles au destin surprenant.

Je ne sais si c'est l'évocation de la chanson de Luz Casal au tout début du roman, mais j'ai tout de suite été séduite par le phrasé de Serge Mestre : avec une écriture extrêmement élégante et poétique, il construit petit à petit sa fresque, à la façon d'un pointilliste, et tout en conservant une unité stylistique sur l'ensemble du roman, les narrations présentes et passées ont des rythmes très différents. Alors que dans les passages contemporains l'écriture est alanguie et centrée sur les émotions d'Esther et Julia, les épisodes se déroulant sous le joug franquistes laissent la priorité à l'action et certaines scènes sont particulièrement difficiles à supporter tant elles sont violentes et décrites dans le détail. Et pourtant, malgré l'horreur et la noirceur, la plume de Serge Mestre ne se départit jamais de sa poésie et c'est cet assemblage contradictoire qui donne toute sa force au récit.

Quant à la construction, je l'ai trouvée parfaitement réussie. En effet, en multipliant les personnages, en alternant en permanence les époques dans un ordre apparemment disparate, Serge Mestre imite le processus complexe de la mémoire qui refait surface. Rien n'est donné, tout se reconquiert, et les pièces du puzzle se mettent doucement en place, tant dans la tête du lecteur que dans celles de Julia et Esther. Comme elles, on tâtonne dans le noir, on avance dans le tunnel des souvenirs avec la lumière en point de mire. Je regrette cependant que le personnage de Emmanuel n'ait pas été plus travaillé ; ses interventions n'apportent malheureusement pas grand chose au récit et les passages consacrés aux mémoires de son père arrivent un peu là comme un cheveu dans la soupe, et donnent l'impression que l'auteur les a placés là pour préparer son dénouement.

Enfin, je ne peux clore ce billet sans parler du propos central de ce récit, à savoir le franquisme. Quand on sait qu'aujourd'hui encore, il est très difficile pour les Espagnols (exilés ou non) d'évoquer cette période, on comprend toute la nécessité d'un tel roman. Serge Mestre montre ici non seulement l'implication de l'église, la peur omniprésente, la résistance etc, mais également à quel point il est difficile aujourd'hui pour les enfants de Républicains de conserver la mémoire de cette époque, tant le silence et l'oubli règnent sur les souvenirs.

Si ce roman a réussi à me séduire par sa construction, son propos et son écriture, Amanda est restée au bord de la route et a eu beaucoup de mal à se laisser emporter par les destins de Julia et Esther.

Laurence

Extrait :

Si tienes un hondo penar, piensa en mi / si tienes ganas de llora, piensa en mi. Depuis combien de temps Julia avait-elle laissé filer sa rêverie ? Elle se rappelait juste la chanson de Luz Casal que, dans son réduit vitré de régie, Emmanuel avait diffusée en guise de jingle, puis le souvenir de son évasion, il y avait plus de trente ans, s'était superposé à l'histoire du roman qu'elle présentait ce midi, pour sa dernière émission, juste avant son départ pour l'Espagne. Elle ne reviendrait ensuite qu'en visiteuse, en amie bien sûr.
Derrière la large vitre qui le séparait de la journaliste, l'ingénieur du son gesticulait en articulant dans le vide : On reprend Julia. Sans le retour-casque, la femme n'entendait rien. Emmanuel lui indiquait qu'il allait lancer une nouvelle fois la chanson de Luz Casal, Si tienes un hondo penar, piensa en mi… Julia, tu rêves ? demandait-il dans le casque, tandis que le bobineau de la bande magnétique se dévidait. J'étais ailleurs, mimait-elle avec ses mains.
Ailleurs, c'était le train, d'autres parfums qu'elle aurait voulu perdus, oubliés sans doute, pour son bonheur, occultés à jamais derrière l'éclipse programmé de son existence, ailleurs c'était l'odeur âcre d'une minuscule cellule où étaient entassées une dizaine de femmes aux sourcils broussailleux, hérissés, hirsutes, aux guenilles terreuses, souillées, dans un couvent de Barcelone.


Éditions Denoël - 375 pages