Roseanne est une vieille dame de cent ans. Enfin, elle ne sait plus vraiment. Elle vit depuis si longtemps à l'hôpital psychiatrique de Roscommon que personne ne sait quand elle y est entrée et surtout pour quelles raisons. A travers le journal que cette pensionnaire si particulière cache sous une latte du parquet, mais également celui tenu par son psychiatre chargé de l'évaluer pour une éventuelle mise en liberté dans la communauté, l'auteur nous retrace une part sombre de l'Histoire de l'Irlande. La guerre civile, à la pression sociale, aux mesquineries d'un petit village, le pouvoir écrasant de l'Église qui contrôle tout, tels sont les ressorts de ce roman fort.

Malgré la tragédie et les peines qui l'ont frappées, Roseanne est une femme toujours portée par le goût de vivre. Le portrait du prêtre, le trop zélé père Gaunt, est saisissant, horrible à souhait. La mesquinerie, l'hypocrisie personnifiée sous couvert de bons sentiments chrétiens. Il ne faisait pas bon de vivre selon ses pensées, ses convictions, d'être en dehors des règles régissant la vie « comme il faut » des gens bien-pensants. On ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec le dramatique film The Magdalene sisters de Peter Mullan.

Une partie des irlandais luttaient pour obtenir la liberté, pour sortir du joug politique, économique des anglais pour mieux s'entraver avec une rigueur religieuse; la bien-pensance. Il ne fallait surtout pas être la risée des voisins, ne pas sortir du rang. Un simple écart de conduite réel ou supposé et vous êtes à jamais considérée comme perdue. Car la faute et la sanction tombait régulièrement sur la femme. Les hommes s'en sortaient assez bien avec un sermon ou sinon avaient le choix de l'exil.

Si j'ai beaucoup apprécié le récit de Roseanne, j'ai décroché à celui de son psychiatre. Les quelques longueurs sur sa vie et ses déboires avec sa femme sont devenues vite pesantes. Ce docteur et les recherches qu'il mène comme il peut pour mieux connaître l'histoire de sa patiente, pourtant si importants dans cette histoire y ont perdu un peu de consistance. Je n'avais qu'une hâte, retrouver Roseanne.

Malgré ce point, cette histoire dramatique se lit aisément portée par l'écriture de l'auteur. Une écriture juste à rendre toute la violence de cette société, de cette époque. L'empathie est forcément pour Roseanne, toujours si seule à chaque coup du sort. Elle a parfois la mémoire qui flanche. On ne sait si ses souvenirs sont vrais ou le fruit des traumatismes subis, enfouis au plus profond. Quand bien même ! Cette femme est lumineuse.
Mais pour une réhabilitée, combien encore de femmes, de vies définitivement, irrémédiablement gâchées ?

À lire pour Roseanne et un auteur à suivre.

Dédale

Extrait :

Tom en m'avait pas demandé de l'épouser ni rien de tout cela et pourtant je savais que toutes ces paroles avaient un rapport avec le mariage. Moi-même, tout à coup, je ne voulais pas l'épouser, ni lui ni personne, ni être demandée en mariage. J'avais un peu plus de vingt ans et à l'époque on était vieille fille à vingt-cinq et on ne trouvait même plus un bossu avec qui se marier. Les femmes étaient beaucoup plus nombreuses que les hommes en Irlande en ce temps-là. Les femmes avaient compris et partaient en Amérique et en Angleterre à toute vitesse, avant que leurs bottines ne s'enfoncent et ne restent collées dans le bourbier irlandais. L'Amérique réclamait des femmes à cor et à cri, nous étions une exportation aussi bonne que de l'or pour l'Amérique. Des centaines et des milliers partaient chaque année que Dieu faisait. Des femmes ravissantes, des femmes rondes, laides, fortes, épuisées, jeunes, vieilles, de toutes les fichues catégories. La liberté, je pense que c'est ce qu'elles cherchaient et elles suivaient leur intuition. Elles préféraient être bonnes en Amérique plutôt que vieilles filles dans cette satanée Irlande. J'eus brusquement une envie intense, fervente, presque violente de faire comme elles. L'odeur de l'agneau imprégnait mes vêtements et je me disais que seul un voyage en mer, la traversée de l'Amérique, pourrait m'en débarrasser. Bon, mais voyez-vous, j'aimais ce Tom. Que Dieu me vienne en aide.


Éditions Joëlle Losfeld - 329 pages
Traduction de l'anglais (Irlande) par Florence Lévy-Paolini