Dans la Cité rien ne va plus depuis longtemps. Trop de filles sont parties définitivement vers les lumières de la Ville-Centre. Les garçons avaient bien essayé de faire de même, mais ils sont revenus les ailes et les yeux brûlés, avec la mort pour seule échappatoire. Les Mères, folles de douleurs, ont alors pris les armes : réfugiées dans le Blokhaus après avoir plongé la Cité dans le noir, elles forment les enfants à la Guerre contre les morts. Taârouk, le narrateur, a 26 ans mais semble à jamais prisonnier de la Cité et de ses souvenirs. Son passé est pourtant différent de celui des autres garçons : pendant que la Cité sombrait, sa propre famille s'enlisait dans le cauchemar de la folie domestique. Aujourd'hui Taârouk veut fuir les fantômes et entrer dans la lumière.

Dès les premières phrases, le lecteur est face à une voix singulière, un parti pris stylistique où la poésie et le rythme sont prédominants. Kaoutar Harchi a une écriture syncopée, elliptique, où la violence se heurte sans cesse à la beauté des images.

Je vis dans une zone hachurée. Striée par ces barres verticales qui découpent l'espace en fines bandelettes de terre. De béton. Ici l'ombre alterne avec l'ombre. des gens habitent. Je veux dire, des gens vivent. Et meurent dans ces territoires étroits.
La Cité est un cercle dans le vide, qu'une bande rugueuse rattache au monde.

Si Zone cinglée est donc un roman jeunesse, il n'est pas pour autant un roman facile à l'écriture linéaire. De la première à la dernière page j'ai été frappée par l'exigence de Kaoutar Harchi qui jongle habilement avec les mots et les sons. Cela m'a d'autant plus marquée que je regrette parfois cette absence d'écriture dans la littérature pour adulte. La forme même du récit est bien plus complexe que ne pourrait le laisser supposer les apparences : au-delà du journal intime, Kaoutar Harchi propose en réalité un récit à mi-chemin entre la tragédie et la dystopie. Découpé en 4 actes, Zone cinglée donne à voir un monde cauchemardesque et oppressant où les personnages sont enfermés dans les rôles qu'on leur a distribués à la naissance. Mais si l'auteure inscrit son récit dans un univers irréel, les sujets qu'elle y aborde n'en sont pas moins actuels et tabous.

En ouverture de son roman, Kaoutar Harchi cite Nedjma de Kateb Yacine. Quand l'un s'interrogeait sur l'identité d'une Algérie à nouveau indépendante, Kaoutar Harchi pose la question de la construction identitaire dans les ghettos de nos banlieues. Il n'y a pas qu'en Israël que les murs séparent des populations, et les périphériques sont parfois tout aussi infranchissables que les checkpoints, même si la Ville-Centre et ses promesses d'abondance n'est souvent qu'un miroir aux alouettes. Mais la romancière montre aussi et surtout que les prisonniers sont parfois leurs propres geôliers. Si le décor de Zone cinglée ne s'inscrit pas dans la réalité, Kaoutar Harchi n'en est pas moins une romancière engagée et elle aborde des sujets aussi délicats que la condition de la femme, la religion, la drogue ou encore l'homosexualité.

C'est un roman très fort, tant dans le propos que dans la forme, et si je trouve remarquable qu'il ait été édité en littérature jeunesse, il faut espérer qu'il saura aussi rencontrer un public "adulte" qui devrait être étonné comme je le fus par sa qualité et sa richesse. 

Du même auteur : L'Ampleur du saccage

Laurence

Extrait :

On raconte que là-bas, à chaque minute, des gens naissent, heureux, des bars et des restaurants. Ils envahissent les grands boulevards et zigzaguent d'un bord à l'autre de la chaussée. Ils chantent. Des inconnus dansent, enlacés sous les lampadaires. Et les riverains applaudissent du haut de leur fenêtres. Les filles de la Cité aussi tanguent sous l'alcool. Les cheveux dénoués, le corps plein de fougue, elles trinquent à l'exil. À la disparition infinie. Et la musique tonne de plus belle, qui les emporte loin. Très loin. Fini la vie d'avant. Ils se sont effacés, les déserts si fréquentés de haine. Les terrains meublés de vide. Les zones cinglées.


Éditions Sarbacane collection eXprim' -  190 pages