C’est à tous ces sujets que s’attaque Tanguy Viel dans son Paris–Brest. C’est dans le préhistorique cercle marin, où se retrouvent tous les anciens marins figés dans leur costume, que la grand-mère du narrateur va rencontrer celui qui lèguera bientôt sa fortune – 18 Millions. Le pendant de cet événement – une sorte de ticket de loto gagnant – c’est la honte du père et sa descente aux enfers, accusé d’avoir creusé un gouffre dans les comptes du Stade brestois, à l’époque où l’équipe où Brest était en première division – 14 Millions.
Paris-Brest est l’histoire d’un trajet. Itinéraire d’un jeune homme qui réussira à quitter son Brest natal pour Paris, au moment précis où ses parents rentrent dans leur région d’origine ; Paris où il pourra s’attaquer à son « roman familial ». Itinéraire d’un retour aussi, dans le sens Paris-Brest, pour une veillée de Noël qui tournera forcément au cauchemar.
Paris-Brest est aussi dans la plus pure tradition balzacienne de la littérature française : l’argent, le véritable personnage principal, est aussi le ressort de la narration. Il transite lui aussi des mains du vieil officier de marine à la Grand-Mère, puis de la Grand-mère à son petit fils Louis qui la cambriole, aidé pour cela par un personnage lui aussi central : « le fils Kermeur ».

Et si le narrateur imagine ouvrir son « roman familial » sur une scène d’enterrement, celui de sa grand-mère, c’est pour faire une entrée fracassante dans l’univers étouffant de la famille (voir l’extrait).

Le fils Kermeur, c’est un peu le double négatif du narrateur, comme le trou dans les comptes de l’équipe de foot est le pendant négatif de la fortune amassée par la Grand-Mère et bientôt récupéré par la mère. Le fils Kermeur, c’est ce double qui vous colle aux basques et qu’on subit, à qui une profonde culpabilité vous lie – lui, sa mère est femme de ménage, et elle travaille chez votre Grand-Mère – et qui lui ne quittera pas les bars de Brest où il cuve comme un marin. Alors quand il vient sonner à la porte de la nouvelle demeure de ses parents à la veille de Noël, Louis n’est pas plus surpris que ça : le destin est en marche.
Et la mère ? C’est la troisième pointe du triangle : « Dans ce triangle-là, le fils Kermeur, ma mère et moi, en effet il y a tout le cœur et le sang de cette histoire », une pointe acérée, qui fait mouche à chaque fois qu’elle égratigne son entourage, dans son souci constant du qu’en-dira-t-on.
La mère, dont le cœur semble si sec qu’il n’a jamais pu prodiguer de tendresse à ses deux fils : l’intellectuel et le footballer. Car le frère est aussi pris dans le tragique, ayant choisi la voie du père comme profession, il doit expier la honte paternelle en allant jouer loin des terrains de foot brestois. La mère, cinglée dans son costume bourgeois surmonté d’un serre-tête, qui a du s’expatrier loin de sa Bretagne natale, dans le Languedoc-Roussillon – la région la pire de France, pour se faire oublier le temps de tenir un tabac presse et de vendre des briquets à l’effigie de Palavas-les-Flots.

Tanguy Viel parvient à lier passé et présent de manière très habile, tissant des liens dans ses allers et retours incessants, toujours au présent, si bien qu’on a l’impression que le livre s’écrit au fur et à mesure de sa lecture : « C’est l’idée selon laquelle le lecteur participe à l’aventure de l’écriture, que le narrateur n’a pas d’avance sur lui du point de vue de l’intrigue » explique-t-il dans une interview au Monde des Livres.

Paris-Brest, l’écriture donc comme règlement de compte ? Ce n’est même pas sûr, car si la mère croit détruire le « roman familial » d’une simple flamme de briquet, dans un tragique culminant, « déjà les lambeaux de cendre aussi vite refroidis voltigeaient autour d’elle comme une sorte de neige noire qui la frôlait partout puis s’apaisait au sol. A son tour elle a murmuré quelque chose que je ne saurais jamais, et sûrement au fond d’elle-même il y avait de l’amour dans sa voix ». De l’amour rédempteur peut-être, qui accompagnera le narrateur vers son dernier trajet, accompagné par un père qui relève enfin la tête, et qui pour une fois accepte même de défier le public de la gare la tête haute, la valise de son fils dans la main, et qui savoure l’absence d’insulte – le temps du pardon est arrivé.

(Lire aussi le billet de Yohan)

Du même auteur : L'absolue perfection du crime

Alice-Ange

Extrait :

Voilà comment débutait véritablement cette histoire, de cette manière énigmatique et bien sûr de cette manière romanesque, à l’enterrement de ma grand-mère, où on sentait bien qu’il allait se passer des choses violentes et tendues, des choses, disons, gothiques, parce que ce je voulais aussi, c’était que ça fasse comme un roman anglais du XIXe siècle, quelque chose comme Les Hauts de Hurlevent. D’un côté je voulais faire un roman familial à la française, de l’autre je voulais faire un roman à l’anglaise, et cela d’autant plus que tout se passe en Bretagne et pire qu’en Bretagne, dans le Finistère Nord, c’est-à-dire la partie la plus hostile, la plus sauvage et la plus rocheuse de Bretagne, alors c’était d’autant plus normal de donner à tout ça un côté, disons, irlandais, un côté Cornouailles avec des oiseaux noirs et des pierres fatiguées.


Éditions de Minuit - 192 pages