Parce que le lieu où il l’emmène tout d’abord est très étrange. Sorte d’espace clôt où se côtoient des clients qui jamais ne se voient pour de vrai, cet hôtel est peut-être la métaphore d’une société hypocrite où rien n’apparaît au grand jour. Les serveurs apportent les plats derrière un rideau de velours, ils communiquent par la voix avec leurs convives qui sont séparés des autres tables par d’autres tentures, les suites sont séparées par des portes communicantes... Tout est fait pour que l’on puisse vivre ici les pires avatars de la vie privée sans que qui que ce soit ne trouve à y redire.
Anita Starlette, elle, une entraîneuse frivole du Bistrot des gens chics découvre tout ce qu’on lui propose d’un air gourmand. Mais c’est au travers du regard tantôt inquiet tantôt jubilatoire de l’Ingénieur que Lidia Jorge nous fait vivre ces cinq journées hors du commun. Un ingénieur qui a bien l’intention de jouir pleinement de ces cinq journées qui marqueront le reste de son existence et vers lesquelles « sa mémoire se retournerait chaque fois que cela serait nécessaire, avec son pas menu d’araignée ou de serpent ».
Au-delà de l’expérience psychologique de la rencontre amoureuse de deux êtres que tout oppose, ce roman nous plonge dans un univers fantastique, proche d’une fable de science-fiction, qui nous ouvre les portes de l’univers insondable de l’inconscient, comme s’il était possible de pénétrer à l’intérieur du cerveau de l’ingénieur Geraldès et de percevoir tous les méandres que peut parcourir la pensée ou les sentiments d’un homme sûr de lui, aveuglément amoureux d’une jeune femme, et entraîné malgré lui à dépasser les frontières de l’ordre établi.
Lydia Jorge est une des voix les plus importantes de la littérature portugaise et européenne, aux côtés d’Agustina Bessa-Luis et d’Antonio Lobo Antunes, une voix à découvrir sans hésitation.
Du même auteur : La nuit des femmes qui chantent
Alice-Ange
Extrait :
Étendue sur le lit, Anita Starlette avait commencé à entonner doucement pour l’Ingénieur un air qui devait être le fameux Barbara Song. Mettant en valeur les recoins mystérieux de sa voix, distribuant son souffle de façon asymétrique et bruyante, l’espace d’un instant elle emplit l’air d’une atmosphère de bohème. L’espace d’un instant seulement. Elle chantait d’une manière très différente de celle qui l’avait attiré vers l’escalier du grenier ce soir de septembre. Toutefois, l’Ingénieur Geraldès savait qu’elle ne chantait pas pour qu’il l’écoute mais simplement pour raconter sa vie.
Mais sa bouche écarlate était plus importante que ce qu’elle chantait et disait. Il regardait les lèvres remuer, se séparer, s’unir, avancer vers lui, trembler, s’apaiser, et les paroles qu’elle prononçait dans un filet de chanson confidentielle se transformaient en ornement. Mon Dieu ! Anita Starlette correspondait presque totalement à la jeune fille de ses rêves. Pourquoi parlait-elle donc ? Pourquoi ? Pourquoi lui transmettait-elle des messages, des lamentations, des revendications par le biais d’héroïques histoires de massacre ? Jenny dei Pirati ? Surubaya Johny ?
Si seulement il en avait la force, si seulement il se mettait debout et la soulevait dans l’air pour la déposer de nouveau, et quand viendrait ce deuxième moment il se laisserait tomber à côté d’elle. Si seulement.
Éditions Métailié - 220 pages
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