Calcutta est une ville qui traîne derrière elle une très mauvaise réputation. En Occident, qui ne pense pas en premier lieu à Mère Teresa et à son mouroir à l'évocation de son nom ? En deuxième lieu, on pensera peut-être au sacrifice des animaux offerts à Kâlî. Pourtant, Calcutta a longtemps été la capitale du Raj britannique et elle fut alors le théâtre d'une Renaissance culturelle : famille Tagore, Ramakrishna, etc.

L'auteur était venu habiter à Calcutta vers 1995 pour travailler au consulat de France, avant qu'il ne ferme pour raisons budgétaires puis rouvre très récemment. Dans les chapitres de ce livre, il raconte son retour dans cette ville, les retrouvailles avec les lieux et les amis qu'il y avait laissés. À chaque rencontre, il explique son projet d'écriture d'un livre sur Calcutta et ses fantômes, ce qui ne manque pas d'étonner ses interlocuteurs et presque de produire un comique de répétition (que l'on trouve aussi dans la manie de l'auteur d'utiliser les pèse-personne qui étincèlent de leurs lumières sur les quais de métro). Ces premiers chapitres d'exposition ressemblent au journal d'un voyageur prenant consciencieusement note de tous les détails. Le style qui n'y est pas très affirmé trouvera l'occasion de s'épanouir au fil des pages du livre.

L'auteur dit s'intéresser aux fantômes. On peut bien sûr le prendre à la légère et penser aux apparitions d'ectoplasmes. Les anecdotes, plus ou moins sordides, fourmillent. On rapporte même une légende selon laquelle le fait de jouer le raga Malkauns sept nuits de suite serait propice à l'apparition de fantômes. Il se trouve qu'un festival de musique d'une semaine est programmé pendant le séjour de l'auteur et qu'il sera centré sur ce raga... D'ailleurs, le livre est divisé en trois parties Alap, Jod, Jhala à la manière des récitals de musique hindustani pendant lesquels le long développement mélodique cède progressivement la place à la virtuosité rythmique des percussions. Étant très ignorant de la musique du Nord de l'Inde, je dois avouer qu'au delà de ces noms de mouvements, je n'ai pas su reconnaître d'affinités entre la structure du livre et son homologue musicale.

Si l'auteur va jusques à chasser les fantômes avec un veilleur de nuit, ce n'est que par distraction, pour lui et le lecteur. Les recherches qu'il entreprend aux bibliothèques de Calcutta sont plus ambitieuses. En effet, les fantômes ou spectres qui intéressent véritablement l'auteur sont ceux des personnes qui ont vécu et sont morts à Calcutta, dont on peut souvent encore imaginer l'existence, les lieux qui ont abrité leur vie tenant parfois encore debout. L'auteur rédige leur autobiographie imaginaire dans quelques chapitres en italique. S'il est vrai que ces chapitres empruntent à la réalité, il convient de dire qu'il s'agit d'œuvres de fiction. Peut-être s'agit-il là d'indices semés de l'auteur pour faire comprendre qu'il ne faut pas lui accorder une confiance aveugle sur les détails, mais on verra par exemple la nouvelle de l'abdication de Napoléon arriver à Calcutta avant la fin de la campagne de France.

La quête de l'auteur révèle les quartiers actuels de Calcutta, comment ils ont évolués en dix ans depuis son premier séjour jusqu'à son retour. L'atmosphère particulière de chaque lieu est bien représentée. Parmi ces lieux, il s'en trouve que j'ai eu l'occasion de visiter moi-même. Ainsi, par exemple, le dédale bureaucratique que constitue la Société asiatique, une importante bibliothèque-musée, est rendu avec humour : combien de registres le visiteur est-il appelé à signer au cours de sa visite !

En entreprenant un travail de conservateur de la mémoire des fantômes, tant qu'il en est encore temps, les vestiges des époques révolues étant voués à la disparition, l'auteur donne la parole aux fantômes des habitants passés de Calcutta. Si les fantômes qui se racontent dans ce livre ont presque tous le point de vue du colonisateur (Britanniques, Anglo-Indiens), ces évocations recouvrent pourtant les nombreuses facettes de cette ville : la Calcutta coloniale, la Calcutta culturelle, ses meurtrissures...

Bien sûr, les cimetières datant de l'époque coloniale sont des lieux que visite l'auteur dans sa quête de fantômes. La patine du temps est la mousse qui recouvre les tombes du cimetière de Park Street, où il s'arrête devant quelques tombes, dont une qui m'avait beaucoup ému : celle de Rose Aylmer qu'avaient aussi visité Amit et Lata dans Un garçon convenable et où se trouve une épitaphe en vers de Landor que reproduit l'auteur (avec une malheureuse coquille).

En sus du récit de son retour à Calcutta et des chapitres consacrés à des fantômes particuliers, l'auteur fait référence dans des intermèdes littéraires à d'autres œuvres en rapport avec les fantômes de la ville, comme des nouvelles de Satyajit Ray ou de Rabindranath Tagore dont la nouvelle Monihara qui est citée a été récemment traduite en français : Obsession dans Histoires de fantômes indiens (Éditions Cartouche et Arléa-Poche).

Si mes remarques précédentes donnent peut-être une idée de la structure de ce livre, il faut imaginer que tout ce livre bouillonne des spectres en tous genres de cette ville. Qu'une troupe de théâtre vienne jouer Hamlet à Calcutta et l'auteur pense aussitôt au spectre du royal défunt !

Bref, si, au fond, c'est l'âme de Calcutta que l'auteur révèle au lecteur, il va plus loin. En dévoilant aussi beaucoup de sa propre expérience avec cette ville, ses joies, ses amis, ses tristesses, ses propres fantômes, il donne une idée réaliste de la vie dans cette immense agglomération, avec en toile de fond la vie musicale de Calcutta et la présence française dans cette ville.

Si vous appréciez déjà Calcutta ou voulez la découvrir en profondeur et que je ne vous ai pas encore convaincu de lire ce formidable livre, sachez qu'il contient aussi des photographies en noir et blanc prises par l'auteur !

Joël

Extrait :

Dans mon délire je me dis que, de la même façon que nos deuils nous nourrissent, une ville est enrichie par ses spectres. C'est peut-être même là, à y bien réfléchir, une des explications de la fascination que certaines villes exercent sur nous, qu'il s'agisse d'Alexandrie, de Lisbonne, de Hanoi, de Prague ou de Harar, qui partagent avec Calcutta le privilège d'être des laboratoires de la nostalgie. On pourrait presque définir pour chaque ville un indice de spectralité, qui ne serait pas seulement le quotient d'une population et de ses morts, mais intégrerait tout ce qui, dans l'architecture ou les représentations que s'en font les habitants, évoque la constance du lien avec le passé.
Je marche dans les rues populeuses et je sens que chaque centimètre carré des façades nécrosées qui s'inclinent vers moi a une histoire à me raconter sur ceux qui y ont abrité leur minuscule destin, et en particulier les Anglais, étrangers comme moi, qui se sont frottés à la ville et qui, pour beaucoup d'entre eux, ont dissous leur existence dans le piège qu'elle est devenue. Les époques s'entrechoquent et, dans mon épiphanie, je comprends que chaque bâtisse a un récit à me livrer, que chacune veut me susurrer les histoires et les secrets qu'elle a précieusement gardés en attendant ma venue, que c'est là, peut-être, la quête que la ville me confie : coller mon oreille à son passé comme au mur d'un palais qui n'est plus.
Je me dis qu'il faut faire vite, car la ville change à vue d'œil. L'univers des fantômes qui hantent le périmètre des vieilles masures du vieux Calcutta se rétrécit au fur et à mesure des démolitions et de l'extension de la cité du futur. Je me dis que mes spectres anglais, cernés de toute part par la modernité, doivent avoir de plus en plus de mal à assurer leur train de vie nonchalant de jadis. Je les imagine se retrouvant dans quelque vieux palais pour deviser, jouer au bridge ou au billard. Un jour viendra où ils se verront contraints de vivre ensemble dans une dernière pièce épargnée, en attendant que les bulldozers viennent en coucher les murs.
Calcutta ville vivante. La ville la plus morte de l'univers est aussi la plus vivante.


Fantômes à Calcutta de Sébastien Ortiz - Éditions Arléa - 516 pages.