Faulques est un célèbre photographe de guerre. Il a couvert tant de conflits qu'il en connait beaucoup sur la nature humaine. Depuis quelques temps, il vit retiré dans une tour de garde en bord de mer, dans le sud de l'Espagne. Il s'est lancé dans un immense projet. Peindre sur les parois intérieures de sa tour une grande fresque, une bataille pouvant résumer toutes celles qui ont meurtris les hommes depuis des lustres.
Un jour, un homme se présente au pied de sa tour et lui déclare qu'il est venu pour le tuer.
Alors que l'on connait Arturo Pérez-Reverte pour ses romans où l'action et le suspense sont toujours soutenus, avec Le peintre de batailles, l'auteur du superbe Club Dumas ou Le tableau du maître flamand (pour ne citer qu'eux parmi tant d'autres) change totalement de registre. Pour une fois, il puise dans son expérience de plus d'une vingtaine d'années en tant que grand reporter de guerre. Au fil des discussions entre Faulques le photographe peintre et Markovic son visiteur croate, l'auteur nous donne moult sujets de questionnements, d'interrogations.
Sans entrer plus dans les détails des relations entre les deux hommes pour ne pas trahir l'histoire, voici quelques uns des sujets abordés. Les romans de A. Pérez-Reverte sont autant plaisants pour l'intrigue, les personnages que pour les mondes de la connaissance qu'il nous donne à découvrir. Au fil des pages, il nous parle photographie, de peinture, d'art, du travail des grands maîtres de la peinture dont il nous reste des chefs d'œuvres (Goya, Picasso, Paolo Uccello, Giuseppe Pinacci, Brugel l'Ancien..etc), mais aussi les techniques de guerre, de survie. Comment un photographe peut appréhender le conflit armé qu'il couvre tout en tentant de rester neutre ? Comment la photographie peut représenter ce que l'œil humain peut capter dans ce genre de situation ? A quoi songe un photographe de guerre quand il appuie sur le déclencheur ? Quelles peuvent être les conséquences sur le terrain, sur les victimes et les acteurs (les bourreaux ?) de cette couverture médiatique de plus en plus développée de nos jours ?
L'auteur questionne sur l'éthique du métier de reporter de guerre quand la mort et les atrocités sont étalées dans les journaux et sur les écrans comme une simple marque de lessive. L'horreur peut-elle encore se vendre comme de l'art ?
On pourrait croire au vu de ces sujets de réflexions que Le peintre de batailles est un horrible pensum qui nous tombera inévitablement des mains. Il n'en est rien. J'ai été captivée par les propos développés par l'auteur. J'aime ces romans où l'auteur vous bouscule dans vos retranchements et vous oblige à faire le point. Il ne propose pas pour autant de réponses. Au lecteur de faire son opinion.
Soutenu par une écriture sans défaut, le roman est très lent, les personnages s'y déplacent peu car nous sommes réellement dans un huis-clos. Les seules échappatoires autorisées par l'auteur sont celles des souvenirs des deux protagonistes. Mais on sort pour des scènes de guerre, l'horreur absolue. Confrontés à l'animalité de l'être humain. Et encore, les animaux tuent pour se défendre et se nourrir. La perversité, le plaisir de torturer, violer et tuer sous n'importe quel prétexte, voire même devant un public - fut-il photographe - est développé avec les mots juste et sans désir de grandiloquence. Il faut avoir le cœur bien accroché pour lire ce livre. Âmes sensibles s'abstenir.
Captivée donc j'ai été mais j'émettrai tout de même un tout petit, petit reproche. Dans ce roman, l'auteur faire références à des peintures de grands maîtres. Il est dommage de ne pas disposer de reproductions des œuvres sur lesquelles se basent le travail de Faulques. Il me semble que cela aiderait à la compréhension sur sa propre fresque. Rien n'empêche le lecteur de rechercher ces reproductions dans les ouvrages ou sur le net, mais ce serait tellement plus aisé de les avoir dans l'ouvrage. Au final, est-ce un reproche qu'une attente ? Une prochaine édition augmentée de ces tableaux la comblerait aisément.
Le peintre des batailles est certainement le récit le plus proche du vécu journalistique de l'auteur. Sa lecture ne laisse aucun répit. J'ai vécu les passages sur le travail de la fresque, les réflexions sur les techniques de peinture comme des temps de respiration entre deux épisodes de guerre. Il faut bien cela pour ne pas sombrer totalement. Une lecture passionnante, prenante, dérangeante également. On ne peut que s'interroger. Comme j'aurai aimé poser d'autres questions à Faulques !
Du même auteur : Le pont des assassins, Cadix ou la diagonale du fou, La Reine du Sud, Le tableau du maître flamand, Le tango de la vieille garde
Dédale
Extrait :
La première fois que, des années plus tôt, Olvido Ferrara et lui avaient parlé de la peinture des batailles, c'était dans la galerie du palais Alberti, à Prato, devant le tableau de Guiseppe Pinacci intitulé Après la bataille, une de ces scènes historiques spectaculaires d'une composition parfaite, équilibrée et irréelle, mais qu'aucun artiste lucide, en dépit de tous les progrès techniques additionnés, ceux du passé comme ceux de la modernité, ne se risqueraient jamais à discuter. Il est curieux, avait-elle dit – au milieu des cadavres dépouillés et des agonisants, un guerrier achevait à coups de crosse un ennemi à terre semblable à un crustacé, sous le casque et l'armure qui le couvraient complètement -, de constater que presque tous les peintres de batailles intéressants sont antérieurs au XVIIe siècle. À partir de là, aucun, excepté Goya, ne s'est risqué à contempler un être humain frappé pour de bon par la mort, avec du sang authentique et non un sirop héroïque dans les veines ; ceux qui, à l'arrière, finançaient leur travail, considéraient cela inopportun. Puis la photographie a pris la relève. Tes photos, Faulques. Et celles des autres. Mais n'ont-elle pas, elles aussi, perdu leur honnêteté ? Aujourd'hui, montrer l'horreur en premier plan est politiquement incorrect. De nos jours, même l'enfant qui lève les mains sur la célèbre photo du ghetto de Varsovie aurait le visage masqué, sous prétexte d'atteinte à la loi sur la protection des mineurs. D'ailleurs, le temps est terminé où il fallait se donner beaucoup de mal pour obliger un objectif à mentir. Désormais, toutes les photos où apparaissent des personnes mentent ou sont douteuses, avec ou sans légende. Elles ont cessé d'être un témoignage pour faire partie de la mise en scène qui nous entoure. Chacun peut choisir confortablement la parcelle d'horreur qui mettra du piment dans sa vie. N'es-tu pas d'accord ? Crois-moi, nous sommes loin de ces anciens portraits où le visage humain baignait dans un silence qui reposait la vue et éveillait la conscience. Aujourd'hui, la sympathie que nous éprouvons d'office pour n'importe quelle victime nous décharge de toute responsabilité. Et de remords.
Le peintre de batailles d'Arturo Pérez-Reverte - Éditions Points - 270 pages
Traduction de l'espagnol par François Maspero
Commentaires
lundi 1 février 2010 à 22h14
Cela fait très envie ! De Perez Reverte, j'avais beaucoup aimé "La peau de tambour", un roman plus lent également, qui restituait magnifiquement l'atmosphère de Séville.
Pour rester dans les choses hispaniques, ma dernière grande découverte : Les Hommes-couleurs de Cloé Korman.
C'est un roman qui se passe au Mexique, dans le désert à la frontière.
Une histoire d'immigration clandestine, très impressionnante, qui s'entremêle à une chronique familiale.
J'ai fini ce livre hier soir. Il m'a émue aux larmes. A lire, vraiment.
mardi 2 février 2010 à 21h53
J'ai lu ce livre ll y a quelques temps et je suis restée fascinée par ce face-a-face, qui devient un moment trio, superbement mis en scène par Arturo Pérez Reverte. Un livre qui m'a marqué et que j'ai souvent offert en poche autour de moi. Merci de nous l'avoir fait redécouvrir
samedi 6 février 2010 à 18h55
De tous les livres de Perez-Reverte quej'ai lus, "Le peintre de batailles",superbement écrit ,est sans doute son ouvrage le plus personnel, le plus dérangeant aussi, car comme l'a souligné Dédale,il nous interpelle directement, nous lecteurs et "voyeurs" d'aujourd'hui.J'ai bien aimé la citation choisie qui résume le propos du livre. J'avais aussi regretté de n'avoir pas de document iconographique sous les yeux et fait quelques re cherches en particulier sur G.Pinacci qui lui aussi est un" peintre de batailles". autres romans de PR sur l'art et la guerre,"Trafalgar" et "Jour de colère".
samedi 6 février 2010 à 19h53
encore un mot: je retiens le livre dont parle Vanessa.M ,Les hommes- couleur,merci pour l'info.
samedi 6 février 2010 à 20h12
Vanessa M : J'ai lu également La peau de tambour à sa sortie. Une bonne histoire aussi même si ce roman n'est pas mon préféré de cet auteur.
Je note Les Hommes-couleurs. Ce que vous en dites m'intrigue.
Alice-Ange : comme toi, je sens que je vais offrir souvent ce livre-là. J'aime bien donner matière à réfléchir
Décidemment, Marimile, que de lectures en commun !
De cet auteur, je vous recommande le Club Dumas. Cela vaut le détour.
dimanche 7 février 2010 à 09h30
D'Arturo Perez-Reverte, outre les romans indiqués ci-dessus, je voudrais citer le stupéfiant(!) "La Reine du Sud", sans doute mon préféré.On n'oublie pas de sitot la figure de Teresa Mendoza la mexicaine,la reine des mers et du narcotrafic !
jeudi 11 février 2010 à 15h18
La relation toute en complexité entre les deux hommes m'a véritablement ému. Il y a dans la lenteur des descriptions des instants pourtant furtifs une qualité littéraire rare.
Vanessa M : Après votre commentaire, j'ai trouvé ce site qui parle du livre Les Hommes-couleur de Cloé Korman : http://www.leshommes-couleurs.com J'avais lu un article sur elle dans les Inrockuptibles. Le thème du Méxique et des profondeurs m'a intrigué.
jeudi 11 février 2010 à 17h45
Marimile : étrangement cette Reine du Sud ne me tente pas. Je ne saurais même pas dire pourquoi.
Anton, merci de pointer encore un des attraits de ce roman. Ce qui le rend un peu plus prenant encore.
jeudi 11 février 2010 à 19h16
_Dédale, quand on se plonge dans "La Reine du Sud", on ne lache plus le livre !!!_
jeudi 11 février 2010 à 19h42
D'accord, Marimile. S'il croise mon chemin un jour, je tente l'affaire
dimanche 14 février 2010 à 21h29
j'ai lu il y a pas mal de temps le peintre des batailles, formidable!
il faut lire Reverte : c'est un grand écrivain ; en revanche le seul que je n'ai pas trop aimé est le club Dumas, j'ajouterai un autre titre, moins connu peut être, à lire pourtant : le maître d'escrime
lundi 15 février 2010 à 10h30
C'est un roman philosophique dont le sujet m'a passionnée et la construction éblouie.L'auteur mène sa réflexion sur trois niveaux qui s'enrichissent l'un l'autre, naviguant de la réalité de la guerre à la peinture des batailles, en passant par la photographie de guerre.
Les références à certains tableaux , très ou peu connus, m'y semblent en effet essentielles, c'est pourquoi j'en ai inséré des reproductions dans la critique que j'ai consacrée à ce livre sur mon blog L'or des livres :