Il plane autour d’elle une série de mystères incompréhensibles.
Il pleuvait des mystères de toutes parts, à croire que le toit de la vie fut crevé ; ils tombaient comme flocons de neige en hiver, ou, en été, comme cerises d’un cerisier.
Son père est-il bien Don Mario Civile, tenu pour le roi des gantiers ? Et sa mère la belle Brigitte Helm ? Et que dire de cette légende selon laquelle Elimina, dans son enfance, aurait étouffé l’oiseau préféré de sa sœur, dans sa cage, le Cardillo tant aimé, ce Chardonneret qui reviendra ponctuer tout le récit ?
Elle recevra au cours du récit pas moins de trois demandes de mariage.
Et le mariage justement est une des thématiques favorites de Anna Maria Ortese. Est-ce pour donner un statut aux enfants orphelins dont elle a la charge que Ermina accepte par dépit l’un puis l’autre des prétendants ?
Ou bien tous ces atermoiements autour de la belle ne prennent-ils pas la source dans des questions d’argent ? L’argent tient en effet un rôle particulier dans ce livre : objet de tractation, il est au cœur des problématiques du mariage ou de la volonté d’indépendance que manifestent ceux qui ont un tempérament artistique.
Vous vous trompez, Monsieur Nodier, car même le fiancé ou le mari, quand il s’agit d’argent, sont pour elle les autres. Je vous assure que ma sœur ne considère comme propriété que celle de son travail. Aussi n’acceptera-t-elle jamais rien de personne car accepter, pour elle, c’est se faire entretenir, et se faire entretenir, selon elle, signifie être asservi. Elle préfère la servitude proprement dite – laver la vaisselle disons – plutôt que l’obligation du cœur envers d’autres personnes. Elle est ainsi faite.
La liberté serait donc le but pour lequel elle se sacrifie !
Le lecteur est embarqué dans un labyrinthe qui suit les méandres des états d’âme d’un Prince aussi désemparé que nous le sommes devant une vérité qui s’échappe sans cesse.
Comme lui nous sommes souvent perplexes devant cet imaginaire débordant.
Il y a encore en effet plein de personnages étranges dans ce livre : un Duc qui lit l’avenir dans une loupe magique, un lutin vieux de 300 ans réincarné en enfant terrible, une jeune fille, La Paumella, qui s’envole parce qu’elle contrariée, mais aussi des noms apparaissent sur une tombe puis disparaissent subitement …laissant apparaître de lourds secrets de famille qui ne seront révélés qu’à la fin.
Mais le plus étrange reste cet oiseau magique, ce chardonneret, ce Cardillo, dont on se demande même s’il existe.
Sans revenir très loin en arrière, ni sortir de ces pauvres murs, demeure d’inquiétudes et de justes soupçons, disons qu’un cinquième personnage, tout à fait invisible et caché, assistait ce soir-là au repas frugal de nos amis, un personnage qui représentait toute la pensée douloureuse et triste de la demoiselle. Rien de moins que le Cardillo : cet oiseau qui n’était pas un oiseau, mais une sorte de destin, et sur lequel sa mère ainsi que Teresa et Ferrantina revenaient souvent dans leurs conversations, comme étant à l’origine de tous leurs maux de la famille.
Ce livre étrange, sur lequel plane un parfum de nostalgie, traite encore de l’enfance.
« Nombre de narrateurs, dit encore Anna Maria Ortese dans ce livre, ont l’habitude, au demeurant superficielle, quand ils veulent retenir l’attention de lecteurs peu exigeants sur des histoires où des adultes sont en cause, de relater des scènes, des dialogues ou d’éventuelles pensées, en introduisant dans lesdites scènes, sous la forme d’élément sans grande importance, voire purement fortuit, le personnage d’un enfant. [..] A notre avis, la plupart des enfants ne sont ni sains, ni heureux, ni protégés pas des sentiments élémentaires. Et ils n’interfèrent pas peu dans les mystères de ce monde comme dans les passions des principaux protagonistes de ces mystères. »
On ne sait trop, en refermant le livre, ce qu’il faut retenir de plausible dans cette histoire, mais on retient par-dessus tout le chant douloureux, parfois moqueur parfois tendre, d’un chardonneret apparemment victime d’une fillette cruelle ou innocente.
Ce roman inventif, avec un imaginaire hors du commun, révèle donc une écriture qu’on pourrait croire surgie d’un autre siècle.
« Il est peu d’écrivains italiens contemporains dont la destinée ait été aussi singulière que celle d’Anna Maria Ortese, née à Rome le 13 juin 1914, morte à Rapallo, près de Gênes, le 9 mars 1998, rappelle Bernard Simeone sur le site des éditions Verdier. Parfois célébrée comme la plus grande romancière de la péninsule après Elsa Morante, dont elle partagea bien des obsessions et des colères, elle fut périodiquement oubliée, périodiquement redécouverte. Avant l’éclatant succès critique et public de ses derniers livres, qui ne fut peut-être qu’une autre forme de malentendu, elle pouvait légitimement se considérer comme une étrangère dans son propre pays (…) »
On retrouvera ici la plupart des thèmes qui sont chers à Anna Maria Ortese - trop injustement méconnue, alors qu’un vrai « cas littéraire » pour reprendre la formule de René de Ceccatty - : la présence du mystère, du temps (marqué par une profonde nostalgie pour les temps anciens), l’enfance oubliée, mais aussi la pitié pour les êtres à part, ceux qui sont privés de l’accès à la parole et broyés par un système de plus en plus féroce.
En cela, La douleur du chardonneret est un livre plus que jamais d’actualité.
Alice-Ange
Extraits :
A peine avait-il posé la plume que le majordome se montra sur le seuil du bureau.
« Monsieur, les chevaux attendent !
Ramenez-les aux écuries, et pour toujours ! » s’écria le Prince.
Le majordome (stupéfait) disparut. Le Prince, la tête appuyée sur la table, pleurait.
Un instant plus tard, la porte se rouvrit.
« Monsieur, un certain Cardillo, de Naples, demande à être reçu par Son Altesse.
Qu’il entre ! » s’écria de nouveau le Prince, et un froid glacial, un froid merveilleux le saisit.
Au même instant, la ritournelle bien connue s’éleva du jardin qu’une lune naissante éclairait, et partout résonna le :
Oho ! Oho ! Oho !
Puis :
Oho ! Oho ! Oho !
Rien n’était plus gai, rien n’était plus doux que ce chant. Et le Prince bénit la lune qui réapparaissait sur les murs, bénit cette voix surhumaine qui – alors qu’elle passait sur sa tête – avait rendu la vie obscure si chère à son cœur. Et il bénit le Cardillo qui arrivait, qui finalement lui expliquerait tout. La folie et la séparation, la douleur et la joie, cette joie qui venait maintenant avec lui : calme, froide, sans fin.
La douleur du chardonneret de Anna Maria Ortese - Éditions Gallimard - 402 pages
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