Eldon Fochs est, en apparence, un homme bien sous tous rapports : une épouse, quatre enfants, comptable de métier et doyen laïc au sein de la Corporation du Sang de l’Agneau. Inutile de gratter profond pour découvrir ce que cache cette paisible surface. Alexandre Feshtig, psychanalyste, ainsi que les victimes de Fochs l’apprennent à leurs dépends.
Evenson prend le parti de ne pas tourner autour du pot et lève très rapidement le voile sur l’un de ses personnages principaux : Fochs est un pervers et un tueur sans scrupule... Là n’est presque pas la question. Plus que par la description du quotidien et de l’univers mental de ce psychopathe, Père des mensonges vaut par son analyse des mécanismes de domination à l’œuvre au sein de la Corporation (les Sanguistes), de la culpabilisation des victimes et du dogmatisme. La Foi est ici mise au service d’une mauvaise foi absolue, écrasante et bien pratique : elle permet de justifier des crimes, de fermer les yeux, de faire taire des innocents voire de les ostraciser. Alternant les points de vue (ceux de Feshtig et de Fochs) et les angles d’attaque (lettres, description de séances d’analyse, récits en je...), l’auteur éreinte son antihéros ainsi que ses confrères prêts à tout pour le défendre, et ce en dépit de preuves flagrantes et du plus simple bon sens.
Évidemment, ce roman (publié pour la première fois en 1998 aux États-Unis) entre en résonance avec l’histoire personnelle d’Evenson, et beaucoup trop de faits réels. La démarche m’a parue très intéressante (si on peut utiliser cet adjectif pour un tel contenu...), la bataille d’Eshtig passionnante à suivre et le récit prenant de bout en bout, toutefois, le traitement m’a posé beaucoup plus de problèmes : très réaliste, allant dans le détail le plus sordide, il met profondément mal à l’aise et frôle parfois la complaisance. On se sent sale en lisant certains passages, mais on a envie de continuer, de connaître la suite. Evenson joue avec notre voyeurisme, et c’est peut-être là que le bât blesse le plus (et qu’il gagne son pari ?). La plupart du temps, j’attends d’un livre qu’il me secoue, me montre la vie sous un jour différent ou ébranle mes convictions : de ce point de vue, Père des mensonges a amplement rempli sa mission.
Extrait :
Lorsque je l'ai rencontré, Eldon Fochs était un comptable de trente-huit ans, exerçant également la fonction de doyen laïc au sein de la Corporation du Sang de l'Agneau (les Sanguistes), secte religieuse fortement conservatrice. Il était rasé de près, de teint pâle, habillé convenablement d'un costume sombre solide, d'une chemise blanche et d'une cravate classique, selon le code vestimentaire adopté par les chefs ecclésiastiques. Lors de nos entretiens, il n'a jamais fait d'entorse à ce style vestimentaire. C'était un homme corpulent, à la voix douce, légèrement embarrassé par son corps mais jouissant cependant d'une certaine décontraction dans son comportement. Il commençait une thérapie à la demande de son épouse, qui s'inquiétait de modifications récentes dans ses habitudes de sommeil, modifications qui comprenaient le fait de "parler dans son sommeil avec la voix de quelqu'un d'autre", des accès de somnambulisme, et de brefs épisodes violents à l'encontre de sa femme lorsqu'elle le réveillait (épisodes dont il n'avait pas le souvenir). Fochs estimait que sa femme exagérait, mais il avait néanmoins choisi de venir me trouver pour deux raisons : premièrement, pour apaiser son épouse, deuxièmement, parce qu'au cours de l'année passée il avait eu des "pensées et des rêves perturbants" dont il "voulait se libérer".
Père des mensonges de Brian Evenson - Éditions du Cherche Midi - 240 pages.
Commentaires
vendredi 26 février 2010 à 09h52
OUPS! Je ne pense pas avoir envie de savoir qui gagne chez moi de la curiosité ou de la répulsion. A ranger tout en dessous de la pile. Des fois que...
vendredi 26 février 2010 à 12h07
Les avis sont nombreux, tranchés, mais l'ouvrage dérange... d'où, pour moi, une sensation ambivalente face à ce titre: le prendre ou pas? Me laisser déranger... ou m'énerver avec des histoires de curé pédophile (dont j'ai personnellement un peu soupé)? Je me tâte donc encore.
vendredi 26 février 2010 à 17h41
C'est clair, je m'abstiens.J'en fais autant pour "La Librairie des Ombres " mais pas pour les memes raisons:le sujet du premier me hérisse,le second a l'air raté si j'en juge par les commentaires. Je n'irai pas vérifier.
jeudi 4 mars 2010 à 16h41
J’ai exprimé ma colère ainsi, du point de vue de la victime
http://ysengrimus.wordpress.com/201...
Je suis absolument incapable autrement.
Paul Laurendeau
dimanche 7 mars 2010 à 21h51
@Gatsby : il faut avoir le cœur bien accroché...

@Daniel : le traitement est si radical que vous risquez d'en sortir hérissé
@Marimile : c'est dommage, je n'aimerais pas que mon libraire censure certaines lectures... A part les dernières productions de ML ou GM, peut-être
@Paul Laurendeau : merci pour le lien.
mercredi 10 mars 2010 à 17h33
Il ne s'agit pas de censure, mais de la liberté du lecteur ! ML ?GM ?
mercredi 10 mars 2010 à 17h39
Marimile : je suppose que Bookomaton fait référence à Marc Musso et Guillaume Lévy
(ou c'est l'inverse?
)
mercredi 10 mars 2010 à 20h46
Ah... ces deux -là j'avais oublié leur existence !
mercredi 10 mars 2010 à 20h46
Ah... ces deux -là j'avais oublié leur existence !