La vie à la ferme est régie par la régularité des tâches à effectuer. La nature est un maître intraitable et imprime un rythme immuable. Eva n'a guère le temps de réfléchir au monde qui l'entoure. Elle va même rarement au village. Jeune, elle a épousé un paysan et pris une petite exploitation agricole pour vivre. Rien de plus banal si ce n'est que tout se déroule en Allemagne entre 1936 et 1938 alors que le nazisme prend son essor. Deux enfants plus tard et un mari mobilisé pour la guerre, c'est l'occasion pour elle de gérer totalement l'activité de la ferme.

Eva, notre narratrice, voit sa vie besogneuse et loin du monde basculer quand elle tombe sur Nathanaël, un jeune homme, caché dans son poulailler. Il est étudiant et juif. En décidant de le cacher, de ne pas le dénoncer, elle se découvre entreprenante, sûre d'elle, capable de bon sens, de se défendre au mieux face aux exigences toujours plus grandes et ineptes des règlements annoncés par le contrôleur de l'Office de l'agriculture. Elle fait face à toutes les contraintes. Elle sait qu'elle peut être autonome.

La guerre et ses effets néfastes sur les esprits et le quotidien vont lui donner l'occasion d'exercer un libre arbitre qu'elle découvre peu à peu. Elle qui se croyait trop stupide, va aimer réellement et connaître la joie, le(s) plaisir(s) d'être aimé en retour. Bref, d'être une femme à part entière.

De façon assez lucide, Eva ne se méprend pas sur ce qui lui arrive, ni sur ses sentiments :

J'étais une femme ployée sur son travail et sur sa vie, qui ne s'apitoyait jamais sur elle-même. Qui ne rêvait pas d'avoir davantage, ni de connaître un sort différent. Cette femme était étrangère à elle-même autant qu'à son entourage. Elle travaillait, elle dormait ; tout s'arrêtait là. Avec la découverte d'un fugitif dans son poulailler, "la politique cette affaire lointaine, s'était installée dans son poulailler".

Il devient évident que plus rien ne sera pareil par la suite. Sa rencontre avec Nathanael, les soeurs du couvent au village et par la suite la petite Rebecca, vont l'ouvrir au monde dont elle ne savait rien, aux autres, comprendre également le danger que peuvent représenter ses propres enfants, leur ferveur à l'égard du Fürhrer.

Comme elle le dit simplement :

une femme différente émergeait, on pourrait presque dire se détachait du personnage de la cultivatrice. Cette femme avait des idées, des désirs, une volonté. Telle était la différence.

Ce roman simple et beau, écrit de façon très intelligente, tout en finesse et pureté à l'image de l'âme d'Eva. Une histoire de femme qui fait du bien.

Dédale


Extrait :

- S'ils me trouvent ici, ils m'exécuteront sur-le-champ. Je n'ai aucun droit, aucun. Vous et vos enfants serez arrêtés, mis dans un camp pour opposants ; votre ferme sera attribuée à des citoyens plus loyaux et ce sera la fin de tout.
Parler m'était impossible. Ses propos vrombissaient dans ma tête. Je n'avais aucune idée des réalités qu'il évoquait. Je le fixais, je regardais la détresse dont son visage était empreint. Que pouvait-on faire ? La situation dépassait tout ce que j'avais imaginé. J'avais pensé avoir à faire à un fugitif et, d'instinct, je ne l'avais pas dénoncé. Plus tard, j'allais apprendre avec quelle plénitude j'avais reçu, au moment où je le découvris, le pouvoir de protéger cet étranger. Pas une fois je ne me suis demandé s'il valait la peine d'être protégé. Jamais il ne m'apparut comme un danger potentiel pour moi ou pour mes enfants. C'était uniquement sa présence, remise en mon pouvoir, qu'il fallait sans nul doute défendre. Je ne me suis pas dit : "C'est un criminel, un malfaiteur poursuivi par les autorités, nous n'en voulons pas ici." Je me suis dit : "C'est un homme qui a besoin d'être protégé, nous le protégerons, je le protégerai." Rien de plus.


La coquetière de Linda D Cirino - Éditions Liana Levi, Piccolo - 202 pages