Le nom de Nijinsky est indissociable de la troupe des Ballets russes de Diaghilev, au point que sa tombe parisienne est surmontée d'une sculpture le représentant en Petrouchka. Pendant les années 1910, il sera un des danseurs les plus appréciés, on louera ainsi son saut final dans le Spectre de la rose de Fokine, mais il sera aussi un chorégraphe introduisant une importante rupture esthétique, faisant scandale lors des créations de L'après-midi d'un faune et du Sacre du printemps.
Avant de lire ce livre, je ne connaissais de Nijinsky que quelques aspects de la carrière fulgurante. J'ignorais qu'à partir de la fin des années 1910, son esprit perturbé lui faisait avoir des comportements peu compatibles avec une vie sociale au point qu'il errera pendant une trentaine d'années entre hôpitaux et asiles avant de mourir en 1950. La lecture de ce document fut donc pour moi une grande surprise.
Pendant l'hiver 1918/1919, peu avant d'être interné, il écrit de façon décousue ses impressions, mêlant des scènes tendues dans sa maisonnée et des réflexions sur d'éventuels projets, sur Dieu et des retours sur son passé. Il semble tourmenté à l'idée que ses proches puissent lire ses écrits (et que ceux-ci soient montrés aux médecins). Il fait tout pour les garder secrets, jusques à porter le manuscrit sur lui en permanence. Le document ne sera trouvé que bien plus tard, dans les affaires de sa fille.
On trouvera dans ce livre peu d'informations sur Nijinsky danseur-chorégraphe. Cependant, il raconte un peu son travail sur un système de notation chorégraphique pour ses créations, sur les difficultés à tenir les délais très courts imposés par certains directeurs de théâtres, sur l'incompétence des critiques d'art. De cet aspect de sa vie transpire bien davantage le tourment engendré par sa relation avec Serge de Diaghilev. Il revient avec dégoût sur l'aveu qu'il aurait consenti à en être l'amant parce que cela lui permettait de danser et par conséquent de subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère, une préoccupation qui revient tout au long du livre.
Au fil des pages apparaît constamment le sentiment que prétend éprouver
l'auteur d'une sorte d'union avec Dieu. Celui-ci guiderait tous ses
actes. Constamment, il dit qu'il fera telle ou telle chose si Dieu le lui
demande. Il affirme aussi être doué d'une hyper-sensibilité lui permettant
par exemple d'entendre quelque langue que ce soit. Pour ces passages, il
est difficile d'imaginer d'autre explication que la folie et il est assez
dérangeant de constater que l'auteur montre par ailleurs une certaine
lucidité, conscient qu'il semble être d'avoir l'esprit altéré (quoique le
livre s'ouvre par la phrase Les gens ne vont pas manquer de dire que si
Nijinsky simule la folie c'est en raison de ses mauvaises actions.
et
qu'il dise à plusieurs reprises qu'il simule la
maladie).
En dehors de la danse et du lien qui l'unit à Dieu, il raconte sa vie recluse dans son séjour suisse de Saint-Moritz. Un des sujets principaux de tensions avec son épouse réside dans le végétarianisme que Nijinsky s'impose et qu'il voudrait imposer à sa femme. Il ne cesse de la provoquer sur ce sujet et sur d'autres en présence d'invités au point de se montrer invivable. Il sait qu'il ne reverra bientôt plus sa fille Kyra.
Bref, c'est un objet littéraire à tout le moins étrange que ce Journal de Nijinsky, pas exactement ce que j'imaginais en achetant le livre à la librairie de l'Opéra sans lire au préalable la quatrième de couverture !
Jusqu'au 23 mai 2010, en partenariat avec la BnF, le Palais Garnier abrite une exposition Ballets russes dont de nombreux documents et photographies sont directement liés à Nijinsky. Le prix de l'exposition est compris dans le prix de la visite de l'Opéra. L'exposition n'est pas ouverte pendant les représentations.
Extrait :
Je sens que Dieu me soutiendra moi qui ne suis qu'un homme parmi les hommes, coupable comme eux de bien des erreurs. Dieu veut aider l'humanité et sauvera celui qui perçoit sa présence. Si l'on voulait suivre mon exemple, la mansuétude de Dieu dont je suis pénétré s'étendrait à l'univers. Les hommes pour moi sont transparents et je les entends sans qu'il leur soit besoin de parler. Mais ils diront :
Comment pouvez-vous me connaître, vous qui ne m'avez jamais vu.Si je le peux c'est que je suis capable de sentir et de penser à la fois. Mes facultés sont si développées que j'arrive à me faire comprendre des gens sans même leur adresser la parole. Je les regarde agir et aussitôt tout m'apparaît clair. Je suis un moujik, un ouvrier, un travailleur d'usine, un domestique, un patron, un aristocrate, le TSAR — Dieu. Je suis Dieu, je suis Dieu. Je suis tout, la vie et l'infini. Je serai toujours et partout. Si l'on me tuait, je survivrais, parce que je suis tout. Je rejette la mort et me perpétuerai en une vie infinie. Je ne suis pas un comédien, un acteur. Venez et regardez-moi, vous vous apercevrez que j'ai des défauts, que j'en suis criblé mais ils s'effaceront si l'on me vient en aide. Ma porte est toujours ouverte, j'espère toujours recevoir des visites. Mes armoires, les valises ne sont jamais fermées. Ma porte le serait-elle quand vous viendrez me voir, sonnez : si je suis là je vous ouvrirai. J'aime ma femme, je la veux heureuse, mais elle ne me connaît pas encore, ni la nature de mes besoins et donne aux domestiques l'ordre de m'enfermer. Cela l'exaspère de voir les gens envahir la maison. Que chacun reste donc chez soi et y attende ma visite. J'irai chez ceux qui m'appelleront. J'y serai sans y être en chacun d'eux, présent par l'esprit. Mais que l'on ne me dise pas :Venez chez moicar alors je n'irai pas, à moins que Dieu ne m'en donne l'ordre. Je ne tiens pas à provoquer une émeute. Je n'aime pas la mort, je la veux et, cherchant l'unisson avec ceux qui me devinent, j'aime tous les hommes. Dieu, la vie, et me tiens toujours prêt à agir dans l'intérêt de mon prochain. Je déteste la mendicité autant que les Sociétés de secours aux indigents. Nous sommes tous des pauvres et c'est sur le plan spirituel qu'il convient de donner son appui. Ce n'est pas l'amour physique qui est nécessaire et le corps n'est à considérer que dans la mesure où il soutient l'esprit. Mon livre, personne n'est forcé de le lire. Il me plairait cependant que l'on aille au théâtre me voir danser si l'on veut sentir venir l'inspiration.
Traduit de l'anglais par G. S. Solpray.
Journal de Nijinsky - Éditions Folio - 211 pages.
Commentaires
vendredi 12 mars 2010 à 09h39
Eh bien moi, à l'inverse, ce livre m'a totalement captivé et j'en suis sorti avec un amour démesuré pour Nijinsky alors qu'à côté de cela, la danse...
vendredi 12 mars 2010 à 11h37
C'est toujours avec ce genre d'ouvrage qu'on fini par se questionner sur la frontière fragile entre le génie et la folie.
En général on ne trouve pas de réponse.
vendredi 12 mars 2010 à 12h16
je lirai bien ce livre car cette question de la frontière de la folie est toujours intéressante
vendredi 12 mars 2010 à 15h54
Effectivement, dans ce livre, on est véritablement à la frontière.
samedi 20 mars 2010 à 17h33
Alors là, c'est un livre que je lirai bien volontiers, parce que je suis très intriguée par la personnalité singulière de ce grand danseur et chorégraphe ! Je ne savais pas du tout que Folio avait sorti son journal ...
samedi 20 mars 2010 à 22h57
Nanne : Apparemment, l'édition folio date de 1991 et fait donc partie des milliers de volumes auxquels on ne penserait pas sans un petit coup de pouce du hasard.