La présentation en coffret laisse le lecteur libre de choisir son chemin, un peu comme quand on découvre au hasard une ville que l'on ne connaît pas et qu'on se laisse guider par le hasard des rues. Ne voyez donc pas dans l'ordre choisi pour vous présenter les nouvelles, une quelconque volonté de sens mais plutôt mes propres déambulations à l'intérieur de ce recueil.

Allée des artistes de Claude Chambard.

Il était une fois, un long plan, un long travelling, entre deux hommes séparés par le temps.

Ici, le narrateur retourne sur les lieux de son enfance, une ville qu'il a quittée depuis longtemps mais qui continue de le hanter. En descendant du train, il peine à reconnaître les places et les rues qu'il a si souvent parcourues. De sa démarche claudicante, il se dirige lentement vers l'allée des artistes, une ruelle du cimetière. Autour de lui tout est silence, la ville semble comme endormie, mais en lui tout s'agite : les souvenirs remontent à la surface par vagues, le submergent. Le lecteur se laisse alors guider, entre réminiscences et errance dans les rues d'une citée familière et pourtant inconnue. Claude Chambard a opté pour une écriture très visuelle, s'attarde sur les couleurs et les lumières de cette ville fantôme, joue sur les champ contre champ. En fil rouge de cette pérégrination, il y a la figure de M., l'ami d'enfance du narrateur : l'un se destinait à être photographe, l'autre cinéaste. Mais le temps a lentement fait son œuvre…
(Autre nouvelle de Claude Chambard : La rencontre dans l'escalier)

La diagonale du square d'Anne-Marie Garat

j'ai renoncé à mes journaux, mon café, j'ai coupé par le square, le chemin diagonal.

Nemours, le narrateur, est un homme d'habitudes qui n'apprécie pas les imprévus. Pourtant, ce matin-là, des travaux de voiries l'obligent à couper par le square pour rejoindre son bureau. Nemours déteste les squares et celui-là en particulier. Il est déjà fortement contrarié quand, comble de malheur, un inconnu assis sur un banc l'interpelle par son nom. Nemours est sûr de ne pas le connaître. Et pourtant, l'inconnu s'entête : il est bien le Nemours qu'il cherche depuis des années ; il a une histoire à lui raconter. De révélation en souvenirs, l'inconnu impose au narrateur des allers-retours dans le jardin public et dans son passé. Avec un rythme enlevé et une écriture doucement ironique, Anne-Marie Garat nous embarque pour un intermède surprenant et poétique.
(Autre nouvelle d'Anne-Marie Garat : On ne peut pas continuer comme ça)

Habana, tangente de Frédéric Villar

Dernière fois que je vois vos gueules de victimes. Je m'en suis allé par les rues de la Havane

C'est la fin d'une dure journée de labeur. Pour le narrateur, c'est surtout le début d'une autre vie. C'est décidé, ce soir, il quitte la Havane et part pour l'Amérique et ses promesses de meilleur avenir. En attendant, il parcourt une dernière fois les rues de cette ville qui l'a vu grandir, une citée pleine de fureur et de bruits. Sur son chemin, il croise la femme de son ex-patron, Marta - une de ces femme qui fricotent avec la Santéria -, deux vieux noirs en train de réparer une Chevrolet. A travers ces visages, c'est toute l'histoire de la Havane qui se dessine peu à peu et Frédéric Villar parvient parfaitement à retranscrire cette ambiance moite et enfiévrée. Mais le chemin est long et l'arrivée incertaine...

La voie ferrée d'Olivier Deck

Un jour, plus personne ne se souviendrait qu'ici, il y avait eu un train.

Gaspar et son cheval parcourent le haut pays depuis des dizaines d'années. Gaspar, c'est l'ancien cantonnier de la voie de chemin de fer, du temps où celle-ci était en plein activité et reliait les carrières à la ville. Mais les carrières ont fermé et les hommes ont quitté le plateau pour s'installer en ville. Bientôt, il n'y a plus eu que Gaspar et son vieux cheval pour parcourir ce paysage désertique. Aujourd'hui, c'est leur dernière promenade : Gaspar a rendez-vous avec Léon. On sent sous la plume d'Olivier Deck une grande tendresse pour son protagoniste, et de fait, Gaspar se révèle un homme bourru mais terriblement attachant. A travers lui se dessine le portrait de toute une population éloignée des villes et du monde moderne, les derniers gardiens d'un monde destiné à disparaître.

Toutes ces nouvelles, en plus de la thématique du travelling, ont pour point commun l'extrême élégance de l'écriture. Certes, chacun des 4 auteurs a sa patte, sa signature, mais on sent un même amour pour la langue et la beauté des mots. Si les récits sont courts (une trentaine de pages), ils n'en sont pas moins denses et évocateurs. C'est vraiment une très belle découverte et si l'écrin est prometteur, les bijoux qu'il contient sont de véritables perles. À découvrir et à offrir sans hésitation.
(Autres nouvelles d'Olivier Deck : La grande mer, Une nuit à Madrid)

Laurence

Extrait d'Allée des artistes de Claude Chambard :

La lumière tremble et vacille, la lumière porte une musique, une musique étonnée d'elle-même. Elle franchit le ciel, les siècles, elle franchit les stèles, les dalles, elle entre dans les tombeaux, rajeunit les morts, elle s'enroule autour de moi, sonne clair dans mon corps fatigué, fait chanter des noms révélés, portés, des visages qui apparaissent à peine, pareils à des pastels trop frottés, estompés, mais d'une estompe qui n'efface pas, d'une estompe qui révèle, et tous, tombes, noms et visages montent, flottent, prennent corps, tourbillonnent, s'envolent, filent dans le ciel ébahi.


 Travelling - 4 court-métrages littéraires - Éditions in8