Ce maître italien – son nom n’est jamais dévoilé mais on peut imaginer lequel – a été invité par le roi pour établir les plans d’un futur château destiné à signifier la puissance de François Premier. Il quitte donc l’Italie où il est devenu un maître incontesté pour rejoindre par un voyage hasardeux les bords de la Loire qu’il ne connaît pas.
Elle, c’est une femme qui n’a jamais quitté son territoire.
Une paysanne, c’est ce qu’on leur avait dit, et venue des tourbières, plus bas après la première forêt, de celles qui servaient dans les maisons du fleuve.
Une vieille servante, qui prépare le repas du maître et de ses élèves, qui entretient ce manoir sans jamais se plaindre.
Entre eux : aucun lien commun. Il est très instruit, elle ne sait rien. Il a beaucoup voyagé, elle n’a jamais quitté le fleuve des yeux. Seul l’âge – la fin approche pour l’un comme pour l’autre – peut les rapprocher.
Et pourtant, avec une écriture d’une très grande finesse, Michèle Desbordes va faire opérer la magie : un lien ténu et très fin se tisse entre eux, sans que jamais rien ne soit dit, jusqu’à cette ultime et singulière proposition qu’elle lui fera.
Entre les deux ?
Il y a les saisons, il y a la Loire.
Sous les arbres ils entendaient la rivière, obscure et fraîche au creux du coteau, les soirs sans vent ils l’entendaient rouler sur les cailloux, un bruit clair, réjouissant. (…) Quand le soleil déclinait ils voyaient sur la pierre la lumière faire trembler la couleur, calmement, minute après minute, la falaise qui blondissait.
Une langue magnifique pour décrire cette relation qui n’en est pas une.
Qu’est-ce qui se tisse en effet entre ces deux personnages ? Une saison faite de tout et de riens : lui dessinant, transmettant, raturant, recommençant, puisant dans son expérience et dans sa science pour dessiner le plus beau château du monde. S’il le faut on détournera le cours de la Loire par un canal qui alimentera les douves.
Elle lavant, dépoussiérant, préparant pour eux carpes et lamproies, petits brochets, anguilles, melons, figues et citrons.
Tous deux vieillissant.
Il y a aussi la peinture bien sûr et son côté éphémère puisque même les plus belles fresques italiennes subissent l’assaut du temps.
Parfois ils disaient les mauvaises nouvelles, les voyageurs venus d’Italie, rapportaient que les grandes fresques s’abimaient, se défaisaient dans la moiteur aigre des églises, de celles qu’ils avaient mis des mois, des années à peindre hissés sur les échafaudages dans le froid et la pénombre des chapelles.
On voit ce maître dessiner et reprendre, imaginer l’escalier « le plus haut et le plus large qu’on ait jamais vu, où chacun pourrait monter et descendre sans apercevoir quiconque ferait de même. »
Et elle de son côté, regarde les pinceaux, devine les espaces, ne dit rien.
Il la voyait traverser la terrasse avec ses seaux et trébucher sur les graviers, quand elle passait devant l’écurie les chevaux hennissaient, elle disait quelque chose qu’il n’entendait pas et continuait son chemin, parfois elle boitait sur le sable des allées, il la regardait boiter, continuait d’écrire, doucement le vent arrivait, un vent du fleuve, il voyait bouger les chênes et sur les terrasses le haut des grands ifs.
L’écriture de Michèle Desbordes est magnifique. Pleine de finesse et de retenue, elle décrit les petits riens qui font la vie de tous les jours. La Loire, elle la connaît bien.
"J'ai grandi en Sologne, entourée de paysannes, dit-elle. Ma grand-mère passait ses journées assise près de la fenêtre à contempler le paysage." Son besoin d'écrire vient sans doute de cela : du désir de retrouver les moments enfuis de l'enfance en créant un univers de silence, de solitude, de soumission à la vie et aux saisons. Cette langue, une langue en même temps fluide et extrêmement travaillée, accordée tant au souffle lent, au calme du regard, qu’à l’intensité des vibrations internes.
La servante a un secret.
Elle sera contrainte de le révéler à ses nobles invités italiens, même s’il lui en coûtera. Et par une nuit pas comme les autres, elle osera enfin s’ouvrir au maître et lui présenter sa requête.
Une requête extraordinaire – on n’en révèlera pas les détails pour ménager le récit – mais qui témoigne d’un total don se soi. Être utile - jusqu’au bout.
Récit magistral, cet ouvrage. Michèle Desbordes, trop tôt disparue – elle décède en 2006 à Beaugency en Sologne – laisse derrière elle des livres (La robe bleue, Les petites terres et bien d’autres) d’une très grande qualité. A redécouvrir avec un immense plaisir.
Du même auteur : La robe bleue, L'habituée, Un été de Glycine, L'Emprise
Alice-Ange
Extrait :
Lorsqu’elle remontait l’allée, elle souriait. La petite silhouette claire brillait dans le matin. Il lui en était reconnaissant. Il pensait qu’elle ignorait les images folles, rêves de bonheur ou de plaisir. Qu’elle n’avait connu ni le trouble, ni l’attente. Ni la peur de tout perdre. Qu’elle s’était tenue à l’écart, par prudence, heureuse des jours tranquilles, du bol de soupe et du pain frais dans son torchon le matin sur le coin de table, et le soir de l’odeur qui montait des terres, du pas des chevaux qui rentraient.
Tranquille ces jours-là, sereins comme pas une. Elle allait étendre le linge au jardin puis retournait le chercher, le pliait dans les corbeilles, elle s’attardait près de la poterne, cueillait les herbes pour la soupe, plus tard elle demandait qu’on l’aidât à plier les draps, quand elle voyait les nuages s’amasser à l’horizon légers, transparents, elle disait que demain encore il ferait beau. Il pensait à la vieille qui pendant vingt ans l’avait attendu dans les collines du côté d’Empoli.
La demande de Michèle Desbordes - Éditions Folio - 144 pages
Commentaires
vendredi 26 mars 2010 à 14h20
Je partage pleinement cette critique élogieuse de ce texte de Desbordes que je trouve aussi magnifique de sensibilité, d'intelligence, je dirai même de pureté. Michèle Desbordes savait écrire le silence, l'attente, les émotions contenues, la vie intérieure, celle qui se dérobe, bref tout ce qui relève de l'impalpable. Son style est poétique et je recommande à ceux qui ne connaîtraient pas ses autres œuvres de les lire et de les relire car on ne se lasse pas de se laisser emporter par ces phrases sinueuses, par ces images délicates, par cette musique, ce rythme, et surtout par tant de justesse sur l'âme humaine. Lisez surtout "La Robe bleue", magistrale rêverie autour de la personne de Camille Claudel, ou comment Desbordes a imaginé la vie intérieure de Camille internée, attendant sur une chaise, attendant une improbable visite du frère, le grand Paul. A partir d'une simple photo, Desbordes a écrit ce texte bouleversant. J'ai eu la chance et le privilège de connaître et de côtoyer Michèle Desbordes les derniers mois de sa vie. Sa personne comme ses textes ont tout simplement bouleversé ma vie, mon regard sur les êtres et les choses, et c'est grâce à elle, sur ses encouragements, que j'ai osé écrire, ou essayer, en toute humilité...
vendredi 26 mars 2010 à 22h22
Merci Franck pour ce témoignage extrêmement touchant. Quelle chance d'avoir pu côtoyer Michèle Desbordes !
Je partage ce point de vue sur écriture hors du commun.
samedi 3 avril 2010 à 20h27
"Tout parfois avait été si magnifique et mourir n'avait plus d'importance". Sublime et bouleversant.
mercredi 7 avril 2010 à 22h27
Merci à ceux et celles qui m'ont fait découvrir cette oeuvre rare qu'est "La demande":un don de recréation d'une époque,de paysages.MD sait dire le silence,l'attente,la fatigue, l'usure,le lent passage des saisons,les liens qui se tissent entre les personnages...l'écriture est belle ,fluide et très travaillée , une musique qui ne cesse de résonner une fois le livre refermé. Je lirai "La robe bleue".
samedi 10 avril 2010 à 10h12
Entièrement d'accord avec toi, Marimile. La demande, c'est tout cela. Une merveille sans nom !
vendredi 27 janvier 2012 à 20h11
Après les commentaires de Biblioblog sur La Grande Beune de Pierre Michon, qui mentionnaient les livres de Michèle Desbordes, notamment La Demande, j'ai voulu connaître l'écriture de cet écrivain majeur : une pure merveille de la littérature à place au même rang que Michon, Echenoz, Bergounioux. On reste sans voix, les dix dernières pages lues et relues, on reste pensif sous l'émotion. Il n'est qu'une chose à regretter : que cette "écrivaine" ne soit pas mieux connue au palmarès des auteurs contemporains actuels dont on parle. De la haute littérature et beaucoup d'émotion.
vendredi 27 janvier 2012 à 20h17
@ Gatsby : belle citation
@ Marimile et Dédale : très juste ce retour sur ta lecture. Et avec "la robe bleue" tu seras comblée
@ Marie-Odile : ravie que ces échanges sur Biblioblog à propos de Pierre Michon vous aient conduit à découvrir Michèle Desbordes. Si elle n'est pas connue du grand public, elle l'est au moins désormais des Biblioblogueurs. Merci pour vos soutiens !
vendredi 27 janvier 2012 à 20h43
Marie-Odile, voilà un commentaire qui me ravit, tant pour votre lecture de P. Michon mais également pour M. Desbordes que j'affectionne tout particulièrement. N'hésitez pas à lire le reste de son oeuvre. Vous m'en direz encore des nouvelles.
Alice-Ange, tu vois, on va réussir à aggrandir le cercle des afionados de Michon et de Desbordes. J'en suis enchantée
vendredi 27 janvier 2012 à 22h50
@Dédale : je ne demande pas mieux : on va fonder le club des aficionados des excellents auteurs français, c'est promis !
vendredi 27 janvier 2012 à 22h58
samedi 28 janvier 2012 à 08h13
Puis-je solliciter mon adhésion au club?
samedi 28 janvier 2012 à 09h47
Gatsby, je t'ai inscrit d'office
mardi 6 mars 2012 à 10h00
J'ai suivi la même piste que Marie-Odile et je viens de refermer "La demande". Ce livre-là, c'est la Loire elle-même qui l'a écrit. La Loire entre Orléans et Tours - je n'arrive pas à situer exactement le lieu, screugneugneu : Amboise ? Chaumont ? Beaugency ? - la Loire lente, alanguie, sans violence apparente, dont les couleurs ne crient jamais, dont les saisons ne connaissent pas les extrêmes. Toute en nuances, en impressions fugitives à redécouvrir à chaque heure des journées différentes. Dont la beauté, même aux jours d'été les plus purs, garde une mélancolie douce.
Il sera difficile maintenant de regarder la Loire sans penser à la servante.
mardi 6 mars 2012 à 10h30
Sois la bienvenue au Club des aficionados des excellents auteurs français, Sylvie.
Et pour répondre à ta question, M. Desbordes est née à Orléans et a vécu à Beaugency. Et le Grand maître de La demande, a lui fini ses jours à Amboise.
Je suis d'accord avec toi, cette partie du cours de la Loire est somptueuse.
mardi 6 mars 2012 à 11h02
Merci Dédale, tout le plaisir est pour moi !
Vinci, alors, le maître ? L'immense escalier, celui où on ne croise pas ceux qui le prennent en sens inverse, celui de Chambord ?
Sale manie de vouloir mettre des noms authentiques sur les gens et les lieux de cette histoire qui se suffit merveilleusement à elle-même, en étant juste ligérienne...
Au-delà de Tours, elle n'est pas mal non plus, la Loire : Bréhémont, Candes St Martin, Montsoreau...
Ceci étant un blog de lecture, et non de tourisme régional, je m'oblige à m'arrêter là...
mardi 6 mars 2012 à 14h20
Oui Sylvie, nous nous sommes tous demandés comme toi à qui Michèle Desborde faisait référence dans "la demande". Comme Dédale, j'opte pour ma part pour LE grand maître ayant fini ces jours à Amboise... Et puis il est vrai que l'auteure a vécu à Beaugency, et que la Loire y est magnifique. Quant au château, rien n'empêchait l'auteure d'emprunter quelques caractéristiques architecturales à d'autres tableaux alentour ... Malheureusement elle n'est plus là pour nous départager. Mais le principal est qu'elle nous ait transmis en partage sa vision du fleuve si bien décrit. Et que le club des aficionados s'élargisse grâce à Biblioblog. N'hésite pas à relayer cette lecture autour de toi : c'est très souvent une découverte pour beaucoup et un réel plaisir assuré. Bonne lecture.
mardi 6 mars 2012 à 15h50
Pour ma part, il me plait d'imaginer que le Maître est bien Léonardo da Vinci, et que le cadre est celui du Clos Lucé. Une si belle histoire mérite bien une touche de mystère.
mardi 6 mars 2012 à 17h53
Ah le Clos Lucé ! Voilà aussi une piste intéressante ! Pour Léonard de Vinci, il s'agit bien du lien où il mourrut. Et Amboise est à une heure de Beaugency. La Loire n'y est peut-être pas dans son plus bel apparât - affaire de goût - mais pour le château effectivement il y a des ressemblances troublantes.
Mais oui tout à fait, Gatsby, une si belle histoire, avec en plus une touche de mystère, que demanderde mieux ?
mardi 6 mars 2012 à 22h03
Mais c'est bien sûr ! Le Clos Lucé ! La forêt d'Amboise derrière, son château en haut du côteau, dominant le fleuve, Chaumont en amont, la Loire à un peu plus d'un kilomètre au nord, et les trois tableaux que Vinci y a apportés, leur faisant "franchir les Alpes à dos de mulet". Tout y est ! Monsieur Gonzague Saint Bris doit être vert de jalousie que quelqu'un d'autre que lui ait si bellement écrit les dernières années du maître dans son logis...
Bravo, Gatsby ! Le livre n'est pas moins merveilleux que le mystère soit un peu éclairci.
mardi 6 mars 2012 à 22h33
D'accord Sylvie, on se range à l'hypothèse de Gatsby, je vous suis tous sur cette voie.
samedi 8 mars 2014 à 12h32
A vous relire tous je n'ai plus rien à ajouter si ce n'est être tombée sous le charme de cette écriture....
ah ces silences !! en peu de mots mais quels mots !Michèle Desbordes nous permet de rejoindre Le Maître , ses élèves et La Servante dans ce châteaudes bords de Loire mis à disposition de l'Artiste par le Roi .Une lecture magique
samedi 8 mars 2014 à 15h39
Ravie Sylvaine que cette
continue de faire écho chez des lecteurs.Tout à fait juste : il faut aussi souligner l'importance des silences dans l'écriture de Michèle Desbordes.
Ravie d'avoir pu partager ce plaisir de lecture avec vous tous