Bon, il est vrai que j'ai grandi et pris du plomb dans la tête depuis ma dernière lecture de King, qui date de l'adolescence. Aussi c'est avec un peu d'appréhension mais surtout beaucoup de curiosité que j'ai lu ce recueil de nouvelles du maître.

A ceux qui ont du mal à voir de quoi je parle, je rafraîchirai la mémoire en rappelant que Stephen King est considéré comme le maître incontesté du Fantastique, flirtant très souvent avec l'Horreur. Il est l'auteur de dizaines de romans dont certains adaptés au cinéma par de grand maîtres là-aussi. Pour ne citer que lui, j'ai Shining qui me vient en tête, adapté par le regretté Stanley Kubrick.

Et il est également un excellent novelliste.
C'est une chose que j'ignorais jusqu'alors et c'est avec plaisir que je le découvre.
Toujours teintées de fantastique, les histoires se succèdent sans se ressembler le moins du monde.

Chacune à son univers, ses personnages, apporte une pierre à l'édifice de l'ouvrage et contribue à faire découvrir au lecteur le monde foisonnant de l'écrivain.
C'est un film en technicolor parfois, puis soudain on passe à la 3d avec le son Dolby Stéréo pour retrouver ensuite une ambiance plus intimiste. Alternant avec bonheur les styles, les scenarii, les situations, King nous fait voyager dans une Amérique amnésique, voulant se débarrasser de son passé, surtout le jour où le ciel lui est tombé sur la tête un certain 11 septembre. Une Amérique qui étouffe ses propres enfants avec le fameux American way of life et finalement s'englue dans un présent morne et un quotidien sans joie. Pourtant les héros de ces histoires tentent d'échapper à ce quotidien, qui en changeant de vie, qui en se perdant corps et âmes dans le sport ou son imaginaire.

C'est peut-être ça, le point commun de ce recueil.
Tous les personnages sont happés et broyés par cette vie, ce style qui ne leur convient pas ou plus et décident d'une manière ou d'une autre d'en changer. Et c'est aussi là qu'intervient pour beaucoup le surnaturel, élément essentiel de la littérature fantastique sans lequel elle n'existerait pas. Car le fantastique, c'est l'apparition du surnaturel dans un monde ordonné, contemporain, connu. Avec plus ou moins de violence, les choses basculent pour les personnages et leur univers s'effondre pour laisser place à quelque chose… d'autre.

Et chose étrange mais extrêmement intéressante de mon point de vue, King nous livre une postface dans laquelle il explicite un peu ses nouvelles, les conditions dans lesquelles il a écrit ou la naissance de l'idée… Un regard plutôt particulier sur le travail de l'auteur en amont de l'écriture qu'il n'est pas souvent donné de trouver. C'est une chose très plaisante.

En bref… Un recueil pour les inconditionnels de King, bien sûr, mais aussi pour ceux qui voudraient retrouver le goût de se faire un peu peur avant de s'endormir, ou simplement lire une histoire qui change un peu du quotidien.

Du même auteur : Cujo, Misery, Histoire de Lisey

Cœurdechene

Extrait :
Marqué par la métaphore de son médecin sur sa prise de poids et son taux de cholestérol trop haut, Sifkitz, un illustrateur à la petite semaine, se met au vélo d'appartement et peint sur son mur une route qu'il imagine mener à Herkimer, Canada. Persuadé d'entrer en transe à chaque fois, il programme un réveil pour le sortir de sa léthargie.

Un soir après que la sonnerie venait de l'arracher à sa transe, il s'approcha de la projection et l'étudia pendant de longs moments, la tête inclinée de côté. Toute autre personne n'y aurait rien vu de particulier  à cette distance, l'effet exagéré de perspective cessait d'agir et, pour un oeil peu exercé, le paysage forestier se diluait dans une sorte de magma coloré -&nbsple brun clair de la surface de la route, le brun plus foncé d'une tas de feuilles poussées par le vent, le vert strié de bleu et de gris des sapins, le jaune-blanc éclatant du soleil couchant, quelque part sur la gauche du tableau, dangereusement proche de la porte donnant sur la salle de la chaudière. En revanche, Sifkitz, lui, voyait parfaitement bien ce qu'il avait peint. C'était imprimé dans son esprit et n'avait pas changé. Sauf quand il pédalait, bien sûr, mais même là il avait conscience d'une permanence sous-jacente. Ce qui était bien. Cette permanence fondamentale était une sorte de pierre de touche, une manière de s'assurer qu'il ne s'agissait toujours que d'un jeu de l'esprit sophistiqué, quelque chose qui se branchait sur son inconscient et qu'il pouvait débrancher à sa guise. [...]

Le lendemain, tandis qu'il pédalait sur la Raleigh à trois vitesses au milieu des bois (il se trouvait à moins de soixante miles de Herkimer et à seulement quatre-vingts de la frontière canadienne), il tomba, en sortant d'un virage, sur un cerf de belle taille, au milieu de la route, qui, surpris, le regarda de ses grands yeux de velours. il agita le drapeau blanc de sa queue, laissa échapper un petit tas d'excréments, et après avoir de nouveau agité sa queue, s'évanouit dans la forêt. Sifkitz continua, évitant les déjections pour ne pas qu'elles s'incrustent dans les sillons de ses pneus.
Ce soir-là, après avoir arrêté la sonnerie du réveil, il s'approcha de la peinture murale tout en essuyant la sueur de son front avec le bandana qu'il gardait dans sa poche-revolver. Il regarda la projection d'un oeil critique, mains sur les hanches. Puis, comme toujours sans hésiter, à gestes rapides -&nbsppresque vingt ans qu'il faisait e genre de choses, après tout&nbsp-, il fit disparaître les fumées et les remplaça par un tas de boîtes de bière rouillées, sans aucun doute laissées par quelque chasseur du coin à la recherche d'une dine ou d'un faisan. [...]
Sauf que lorsqu'il descendit le lendemain, il n'eut pas besoin d'effacer les boîtes de bière de la peinture  elles avaient déjà disparu.



Juste avant le crépuscule de Stephen King - Éditions Albin Michel - 416 pages