Si le procédé fait évidemment penser à une fameuse série américaine, la comparaison s'arrête-là. En effet, dans le roman de Ian McEwan, il n'est pas question ni d'actions qui s'enchaîneraient sur une rythme effréné ni de rebondissements en cascade. Bien au contraire, le lecteur assiste, un peu perplexe, au déroulement d'une journée presque ordinaire d'un citoyen lambda. Henry Perowne, neurochirugien, marié, père de deux enfants devenus aujourd'hui adultes, s'apprête à passer un samedi de repos comme bien d'autres : jouer au squash avec son collègue, assister à l'enregistrement du dernier morceau de jazz de son fil, rendre visite à sa mère atteinte d'Alzheimer et finir sa journée par un repas familial qui marquerait la réconciliation entre sa fille et son beau-père. De fait, c'est bien ce qu'il fera, mais chaque heure et chaque minute laisseront naître une angoisse de plus en plus grande et certains petits détails prendront une telle importance qu'Henry n'arrivera plus à être maître de son temps et de ses pensées.
Le roman commence donc ce samedi 15 février à 3h40. Henry est réveillé en sursaut, sans aucune raison. Sans plus de raison, il se dirige vers la fenêtre et découvre une lumière étrange dans le ciel noir, qui se révèle être un avion en flamme. La scène en elle-même ne dure pas plus d'un quart d'heure mais s'étale sur près de 50 pages. 50 pages pendant lesquelles l'auteur navigue entre le passé d'Henry et la description de cette lueur dans l'obscurité. Ces cinquante premières pages sont représentatives de tout le roman : Ian McEwan suspend le temps, le ralentit à l'extrême, s'attarde sur mille et un détails, explore les moindres pensées de son protagoniste et propose en arrière plan une réflexion sur la guerre, les médias et le libre-arbitre.
La date n'est d'ailleurs pas choisie au hasard : ce 15 février 2003 des millions d'hommes se sont réunis à travers le monde pour s'opposer à l'invasion de l'Irak. D'ailleurs, à la télé, ce matin-là, on ne parle que de ça et l'accident d'avion auquel Henry a assisté passe au second plan. Tout juste se demande-t-on si ce n'est pas là l'œuvre de quelques terroristes. Henry n'ira pas à la manifestation ; parce qu'il n'a pas de réel point de vue sur la question et parce que sa partie de squash lui paraît bien plus importante. Et pourtant, cette manifestation aura des conséquences inattendues : parce que les routes sont bloquées pour laisser la place au défilé, Henry en prenant un autre chemin, va avoir un léger accrochage. Dès lors, plus rien ne se déroulera comme il le souhaite.
Une fois encore, ne vous attendez pas à lire un roman d'actions. Samedi est à l'opposé de cette définition. Si il y a effectivement quelques grains de sable dans le rouage bien huilé du quotidien d'Henry, on assiste surtout à un remous intérieur, à une introspection poussée à l'extrême. Ce que Ian McEwan met en lumière ici ce sont les bouleversements invisibles à l'œil nu, l'état du monde et notre façon d'y faire face. Le lecteur est prisonnier des pensées du protagoniste, s'interroge avec lui sur la menace terroriste, avance à tâtons entre présent et passé et pénètre au cœur de l'intimité d'une famille presqu'ordinaire.
Ce que j'ai trouvé extraordinaire c'est qu'en nous racontant trois fois rien, Ian McEwan parvient malgré tout à nous happer, à nous donner la sensation que nous sommes en train de lire un roman à suspens absolument insoutenable. Sa façon se distordre le temps, en utilisant les flash-back et des phrases qui s'étirent à l'envie, est époustouflante. Moi qui suis allergique aux trop longues descriptions, je ne me suis pas ennuyée un seul instant; et pourtant, tout tient dans ces descriptions, dans ces petits riens que l'on ne distingue habituellement pas mais qui peuvent un jour changer irrémédiablement votre façon de voir le monde.
(D'autres avis dans la blogosphère : Yohan - qui m'a prêté ce roman -, Les Chats de Bibliothèques, Camille, Clarabel, Sophie et Plaisiracultiver)
Du même auteur : Psychopolis et autres nouvelles, Operation sweet tooth
Laurence
Extrait :
Il jette un coup d'œil par-dessus son épaule en direction de la fenêtre pour en avoir le cœur net. À cause de l'éloignement, une comète paraîtrait forcément immobile. Horrifié, il retourne se poster à la fenêtre. Comme le grondement ne faiblit pas, il change à nouveau d'échelle, quittant par un zoom arrière les poussières et la glace du système solaire pour redescendre sur terre. Il ne s'est pas écoulé plus de trois ou quatre secondes depuis qu'il a vu cette boule de feu dans le ciel et il s'est déjà trompé deux fois à son sujet. Elle suit une trajectoire qu'il a lui-même souvent emprunté dans sa vie, se livrant à chaque fois aux mêmes rituels - régler l'inclinaison de son siège et l'heure de sa montre, ranger ses papiers d'identité - , cherchant toujours avec la même curiosité à localiser sa maison en contrebas, au sein de l'immense et presque belle agglomération d'un gris orangé: d'est en ouest, le long de la rive de la Tamise, à huit cents mètres d'altitude, lors des ultimes procédures d'approches de l'aéroport d'Heathrow.
La boule de feu se trouve maintenant tout au sud, à une distance d'environ un kilomètre, et s'apprête à passer dans l'entrelacs formé par les branches nues des platanes, puis derrière la Post Office Tower, à la hauteur des antennes paraboliques les plus basses. Malgré les lumières de la ville, les contours de l'avions sont invisibles dans la pénombre du petit jour. [...]
Samedi de Ian McEwan - Éditions Folio - 374 pages
Commentaires
lundi 29 mars 2010 à 16h11
Je ne sais pas si je l'ai lu un samedi (il y a environ deux ans), mais je sais que je l'ai dévoré dans la journée, comme d'ailleurs "L'enfant volé", "Amsterdam", "Un bonheur de rencontre" ou "Expiation". J'ai moins aimé "Sur la plage de Chesil". En tous cas, c'est un auteur que je recommande volontiers à mes amis.
lundi 29 mars 2010 à 20h56
Moi aussi j'ai dévoré "Samedi" : ça fait partie des livres que j'ai le plus offert, adorant cet humour british. Pour moi c'est à la hauteur de "Amsterdam" que j'ai dévoré également (géniale scène par exemple de compositeur qui au moment où il a l'inspiration musicale, voit se dérouler devant lui une scène de viol ... mais pour lui il est plus important de ne pas interrompre la veine musicale).
C'est simple : Mac Ewan, je suis une inconditionnelle (si si, même "sur la plage de Chesil" dans un autre genre est superbement bien vu comme ratage de premier plan d'une nuit de noces)
lundi 29 mars 2010 à 21h31
Alice-Ange, et si on fondait le CFME (Club des fans de ...)?
mardi 30 mars 2010 à 10h23
Le premier et pour l'instant seul roman lu de McEwan, j'ai été à la fois décontenancé et impressionné apr ce roman, qui tient sur presque rien et réussit à instaurer un climat de tension impressionnant. Un très bon livre, que contrairement aux autres, j'ai mis plusieurs jours à lire, mais qui vaut le coup !
mardi 30 mars 2010 à 14h49
Oui, Yohan, Mc Ewan est un romancier déroutant. Entre "Expiation" et "Un bonheur de rencontre", il y a un monde. Une seule constante : le talent.
mardi 30 mars 2010 à 20h24
Tu fais bien de mettre en garde le lecteur potentiel pour qu'il ne s'attende pas à lire un thriller !
La faute à la quatrième de couverture (je crois, de mémoire), mais c'est pour ma part ce à quoi je m'attendais lorsque j'ai commencé à le lire. Au début, tout s'est bien passé : j'étais bluffée par l'écriture et le décorticage de la scène nocturne initiale. J'ai poursuivi un bon bout de temps... mais j'attendais que l'action démarre, moi !
Frustrée, j'ai fini par sauter des pages pour découvrir quand, enfin, allaient arriver les fameux événements annoncés (toujours) par la quatrième de couverture. Ils arrivent (très) tard, trop tard pour moi en tout cas : lassée, j'ai achevé cette lecture en diagonale, une lecture que j'aurais sans doute mieux "reçue" si je n'en avais pas espéré ce qu'elle ne pouvait pas me donner.
jeudi 1 avril 2010 à 13h02
Ca a l'air d'être une histoire assez "strange" mais intéressante. Je vais essayer de retenir le titre.
jeudi 1 avril 2010 à 17h10
Gatsby et Alice-Ange : pour ma part, je ne l'ai pas "dévoré" et comme Yohan il m'a fallu plus d'une journée pour le lire mais cela m'a donné envie d'en découvrir un peu plus sur cet auteur.
Brize : effectivement, il n'y a rien de plus frustrant que ce que j'appelle les "erreurs de casting" : penser que l'on va lire un roman de tel ou tel genre et s'apercevoir que ce n'est pas du tout le cas. C'est pour ça que pour éviter ce genre de déception, je ne lis quasiment jamais les quatrièmes de couverture (ou prends le temps de les oublier) et me plonge "vierge" dans l'univers de l'auteur.
La plume et la page : je guetterai ton billet au cas où tu passe le pas.