La narratrice, Anne Cabane est enquêtrice de personnalité pour le tribunal de Lyon. Son travail consiste à rencontrer les principaux suspects écroués et leur entourage pour dresser le portrait psychologique qu'elle présentera aux jurés lors du procès.
Depuis qu'elle est enceinte, Anne souffre d'absences, de ces moments où son esprit s'échappe si loin de son corps. Sans doute est-ce dû au changement hormonal ; ou au décès de sa grand-mère, elle ne sais pas très bien. Mais elle se sait, se sent fragile quand le dossier « Lucie Clos » arrive sur son bureau.
Lucie Clos, principale suspecte pour le meurtre supposé d'Emma B. La première étant l'ex-femme du mari de la seconde. Affaire de jalousie ? Meurtre passionnel ? Simple accident ? Anne n'a pas à s'en inquiéter, elle n'est ni inspectrice de police, ni avocate. Elle doit simplement brosser le portrait psychologique de Lucie. Mais la fermeté avec laquelle l'accusée refuse toute assistance juridique l'intrigue ; et le trouble dans lequel elle est elle-même depuis la mort de sa grand-mère vont rapidement brouiller les frontières. Anne s'engage alors dans une double quête de vérité : celle de Lucie et celle de ses origines.
Dès la première page, Anne-Christine Tinel propose une écriture singulière. En bousculant la mise en page et la syntaxe, elle offre un texte qui oscille en permanence entre narration classique et poésie. Chaque mot, chaque phrase est soigneusement choisi(e) pour son rythme et sa sonorité. Le lecteur est alors plongé dans les pensées les plus intimes de la narratrice et partage ses doutes, son désarroi et ses moments d'égarements. Pour autant, le style n'est jamais ampoulé et Anne-Christine Tinnel ne tombe pas dans le travers de la mécanique artificielle. Dès que la narratrice est dans l'action, dès qu'elle mène ses entretiens, la prose reprend le dessus et l'on est frappé par la grande fluidité qui traverse les pages. Cette alternance crée une atmosphère toute particulière à ce récit et invite le lecteur à abandonner ses repères pour se laisser porter par le flot des mots et des pensées. Les rares indications temporelles (les jours de la semaine) participent à cette sensation de dérèglement et l'on ne sait plus très bien si l'histoire a duré une semaine ou plusieurs mois.
Quant à l'intrigue proprement dite, même si on ne peut trop en dire ici, elle est fascinante; d'abord parce que le métier de la narratrice est inhabituel en littérature et que cela ouvre de nouveaux horizons. Ensuite, parce que la romancière porte un soin tout particulier à chacun des protagonistes et parvient en quelques mots à peindre toute une galerie d'émotions et de bouleversements intérieurs :
Après quelques formules, je lui raconte ma visite à son ex-mari. Sa posture à son égard.
Lucie Clos se fissure. Au moment où le verre sort du four, on le plonge quelques instants dans un bain glacé ; il se craquelle de l'intérieur, se fige, ressoudé autour de sa brisure.
Enfin, en mettant sa narratrice sur le fil du rasoir, en l'obligeant à enquêter à la fois sur cette femme si mystérieuse et sur sa propre grand-mère, Anne-Christine Tinel maintient de la première à la dernière page un suspense intact, et si celui-ci n'a que peu de parenté avec les romans policiers de facture classique, il n'en est pas moins efficace. Peu à peu se dessine le portrait d'une femme attachante et émouvante qui cherche « l'œil postiche de la statue Kongo ». Ne vous attendez pas à avoir plus d'explication sur ce titre énigmatique et il vous faudra bien sûr lire le roman pour savoir ce qu'il signifie, mais sachez qu'il n'a rien de gratuit et qu'il prend tout son sens au cours du récit.
Il faut également souligner le travail de la maison d'édition : une maquette soignée, un papier épais, une couverture élégante... En somme, L'œil postiche de la statue Kongo est un plaisir à tout point de vue, parfum et flacon s'alliant à merveille pour nous faire voyager le temps d'une lecture.
Laurence
Extrait :
J'ai rencontré Lucie Clos.
À l'instant où je l'ai vue, les mots qui me sont venus à l'esprit : « Cette femme est une femme sans ombre », sans que je puisse saisir exactement le sens de cette déclaration. Lucie ou la femme sans ombre. C'est le titre d'une nouvelle de Michel Tournier que j'ai lue le mois dernier.
Jusqu'ici il s'agit d'évoquer la soirée de son entrevue avec Emma B. ; elle se place dans une passivité, comme en une espèce de cocon luminescent. Elle refuse d'aborder la question « Emma B .» [...][...]
Du mal à me concentrer.
Le petit scaphandrier fait du rodéo dans sa bastide.
Si je me centre, c'est sur lui
Mon intériorité a rendu les clefs.
Je me sens en location.
Passé où, le code confidentiel de mon accès à la sérénité ?
Me concentrer.
Une pelote de déjection.
Au fond de la gorge.
Important.
Dois me concentrer.
Portrait d'une femme.
Lucie Clos.
Ce nom…
Me remémorer ce que j'ai lu,
réfléchir
attraper le fil
fil de ce qui constitue
peut-être
un sac de nœud.
L'œil postiche de la statue Kongo de Anne-Christine Tinel - Éditions Elyzad - 262 pages
Commentaires
mercredi 19 mai 2010 à 13h46
J'a lu ce livre que j'ai trouvé formidable. Je ne peux que conseiller sa lecture. J'ai passé un des plus beaux moments de lecture de ces derniers mois avec ce roman. A voir sur : http://lyvres.over-blog.com/article...