Le printemps est toujours porteur de changements et pas uniquement dans la nature. Si les rues de Moscou commencent à sortir de la gangue hivernale de neige et de glace, la maison de Frank Reid va être perturbée par le départ intempestif de Nellie Reid. Un soir, le maître de maison apprend que sa femme a quitté la maison avec ses trois enfants, Dolly, Ben et la petite dernière Anouchka (Annie). Il n'a pas le temps d'être stupéfait et de se poser des questions qu'on le prévient qu'il doit aller récupérer ses enfants à la gare de Mozhaïk en provenance de Berlin. Une fois rentrés à la maison, au 22 rue Lipka, Franck Reid doit continuer à diriger son imprimerie, Se pose alors la question de la garde des enfants. Sur les conseils de Crane, Reid engage Lisa Ivanovna, une fille de la campagne, si calme, si silencieuse qu'on se demande d'où elle peut sortir et si elle a toute sa tête.

Autour de Reid, cela va et vient. Tout le monde, des employés de la maison depuis Reid père aux voisins, des employés de l'imprimerie ou même quelques membres de la petite communauté anglaise vivant à Moscou, tout le monde donc, y va de son avis, de son grain de sel. C'est assez époustouflant et on y perdrait presque l'entendement si on ne décidait pas dès le début de se laisser conduire par la main, de suivre docilement les questionnements du mari et père passablement déboussolé.

Franck Reid fait partie de ces quelques étrangers vivants et même étant nés en Russie. Reid est anglais mais pense comme un russe même si tout le monde de son entourage le traite comme un étranger. C'est un homme honnête, généreux. S'il semble parfois totalement dépassé par les évènements son éducation anglaise n'en laisse rien paraitre.

Ensuite, il y a Selwyn Crane, autre anglais, comptable de l'imprimerie de son état et poète à ses heures. Il est surtout un disciple de Tolstoï qu'il a rencontré une ou deux fois. Dans toute conversation, il arrive toujours quel que soit le sujet à placer une anecdote en relation avec le grand maître. Un poème à lui tout seul.

Cette histoire est l'occasion pour l'auteur de présenter tout ce petit monde étrange. Comme cette façon de parler des personnages. C'est comme s'ils passaient constamment du coq à l'âne. La religion est omniprésente. Les relations entre le patron et ses employés à l'imprimerie sont marqués au sceau du respect même s'il faut aussi tenir compte de certaines susceptibilités. C'est un mélange étonnant entre les pensées, les convictions profondes des personnages, les actes qu'il est de bon ton de réaliser, les principes religieux et de superstitions qu'il faut respecter. Tout semble passablement, gentiment loufoque et débordant de vie. Rien de méchant mais cela perturbe un peu le premier esprit cartésien venu. Il ne faut pas oublier non plus les enfants qui semblent vivre un peu leur vie dans leur coin sans tenir trop compte de leurs parents.

Le tout est raconté simplement avec beaucoup d'humour. On sent bien que Penelope Fitzgerald s'est bien amusée avec cette histoire. Elle mélange sans façon le flegme tout britannique et les envolées presque lyriques de l'âme russe. Curieux mélange, mais plaisant.

Dédale

Extrait :

En 1913, le voyage de Moscou à Charing Cross, en changeant à Varsovie, coûtait quatorze livres, six shillings et trois pence, et durait deux jours et demi. Au mois de mars 1913, Nellie, la femme de Frank Reid, entama ce voyage en partant du 22 de la rue Lipka dans le quartier de Khamovniki – elle avait emmené ses trois enfants : Dolly, Ben et Anouchka. À deux ans et demi passés, Anouchka (ou Annie) risquait de poser plus de problèmes que les autres. Quoi qu'il en soit, Douniacha, la nurse des enfants du 22 de la rue Lipka, n'était pas partie avec eux. Douniacha était certainement au courant, mais pas Frank Reid. C'est par une lettre qu'il l'apprit, quand il arriva chez lui de retour de l'imprimerie. Cette lettre, lui dit son serviteur Toma, avait été apportée par un messager.
« Où est-il ? » demanda Frank en prenant la lettre. C'était l'écriture de Nellie.
« Il est retourné à ses affaires. Il appartient à la guilde des messagers, il n'a le droit de se reposer nulle part. » Frank se dirigea directement vers l'aile droite à l'arrière de la maison et entra dans la cuisine où il trouva le messager, sa casquette rouge posés devant lui sur la table, en train de boire du thé avec la cuisinière et son assistante.
« D'où tenez-vous cette lettre ? »
- J'ai été appelé par cette maison et on m'a remis la lettre, dit le messager en se relevant.
- Qui vous l'a remise ?
- Votre femme, Elena Karlovna Reid.
- Cette maison m'appartient, je vis ici. Pourquoi a-t-elle eu besoin d'un messager ?
Le garçon chargé de nettoyer les chaussures, connu sous le nom de Petit Cossack, la laveuse, venue faire son service hebdomadaire, la servante et Toma était tous maintenant dans la cuisine.
« On l'a chargé de la porter à votre bureau, indiqua Toma, mais vous êtes rentrés plus tôt que prévu et l'avez devancé. » Frank était né et avait grandi à Moscou,e t bien qu'il fût par nature calme et peu expansif, il savait qu'il était parfois forcé de se mettre en scène, comme au théâtre. Il s'assit près de la fenêtre – quatre heures et la nuit était déjà tombée – et ouvrit la lettre devant tout le monde. Durant toute sa vie d'homme marié, il ne se rappelait pas avoir reçus plus de deux ou trois lettres de Nellie. Cela n'avait pas été nécessaire, ils étaient rarement séparés ; et elle parlait beaucoup. Un peu moins, peut-être, ces derniers temps.
Il lut aussi lentement que possible. Il s'agissait seulement de quelques lignes, l'informant qu'elle partait. Il n'était fait mention d'aucun retour à Moscou, et il en conclut qu'elle n'avait pas voulu lui dire franchement ce qui n'allait pas. La fin de sa lettre était explicite : il n'y avait aucune amertume dans son propos, et elle le priait de le prendre avec la même disposition. Elle lui souhaitait également une bonne continuation, ou une formule du même ordre.


Début de printemps de Penelope Fitzgerald - Éditions Folio - 256 pages
Traduit de l'anglais par Frédéric Faure et Cyrielle Ayakatsikas