Marstal, un petit village sur une île du Danemark.
Nous sommes au milieu du XIXème siècle et nous avançons dans le temps au rythme des vagues, des coups de garcette et de ce qui fait un bon marin : le désir si fort de prendre le large et cette peur inexplicable qui serre les entrailles lorsque la terre s'éloigne.

Chroniques villageoises et paradoxe du marin.
C'est ainsi que l'auteur aurait pu sous-titrer ce roman-documentaire.

L'auteur prend le parti de la première personne dans ses récits qui sont autant de chroniques racontant l'histoire des marins de Marstal. De Laurids Madsen, qui a vu le cul de Saint Pierre à Knud Erik le capitaine de l'Odysseus, c'est un siècle de l'histoire du village qui prend vie.
Chaque moment de vie est écrit comme une nouvelle, si bien que le roman est à la fois recueil de nouvelles, reportage, ouvrage documentaire, témoignage. L'auteur mélange les genres et les styles tout en gardant l'unité de son propos et la lecture en est très agréable. C'est un véritable tour de force mais c'est aussi d'une telle limpidité lorsque les mots coulent sous les yeux qu'on ne peut imaginer meilleure manière de le dire. C'est un hommage vibrant à Marstal, le village qui l'a vu naître et à tous les marins du monde.

L'histoire s'ouvre au milieu du XIXème siècle avec les aventures de Laurids Madsen, qui laisse rapidement la place à son fils Albert que nous suivons durant toute sa vie jusqu'à ce qu'il transmette le flambeau de la narration à Knud Erik qui clôt l'ouvrage au moment de la reddition des allemands en 1945.

C'est un concept original, c'est osé dans le principe et j'ai adoré.
Voila un ouvrage que je prendrai certainement plaisir à relire et à conseiller à tous ceux qui aiment la mer, les marins et les histoires d'aventure, de courage, ou simplement les histoires de vie. Un hommage à tous les noyés et à ceux qui leur survivent. A moins que ce ne soit nous, les noyés, dans notre vie...

Cœurdechene

Extrait :

Nous dîmes au revoir à nos mères. Toute notre vie, elles avaient été là, mais nous ne les avions encore jamais vues. Elles étaient penchées au-dessus des bassines et des casseroles, le visage rouge et gonflé par la chaleur et l'humidité. Elles faisaient tourner toute la maison pendant que nos pères étaient en mer. Chaque soir, elles s'affalaient sur un banc, une aiguille à la main. On voyait bien quelque chose, mais on ne les voyait pas, elles. On voyait leur persévérance. On voyait leur fatigue. On ne leur demandait jamais rien. On ne voulait pas leur peser davantage.
C'est comme ça qu'on leur témoignait notre amour : par le silence.
Elles avaient toujours les yeux rougis. Le matin, quand elles nous réveillaient, c'était à cause de la fumée sur poêle. Le soir, quand elles nous souhaitaient bonne nuit, encore tout habillées, c'était la fatigue.
Parfois leurs yeux étaient rouges parce qu'elles pleuraient quelqu'un qui ne reviendrait jamais.
Demandez-nous la couleur des yeux d'une mère.
"Ils ne sont pas marrons. Ils ne sont pas verts. Ils ne sont ni bleus ni gris. Ils sont rouges."
Voilà ce qu'on répondrait.
Maintenant, elles sont là, sur le quai, et nous disent au revoir. Il y a toujours ce silence entre nous. Elles plantent leurs yeux rouges dans les nôtres.
"Revenez", dit leur regard.
"Ne nous laissez pas", disent leurs yeux.
Mais nous ne voulons pas revenir. Nous voulons partir d'ici. Nous voulons voir du pays. En cet instant où, sur le quai, nous prenons congé, elles nous plantent un couteau dans le cœur. Et nous leur plantons aussi un couteau dans le cœur quand nous partons. C'est comme ça que nous sommes liés. Par les blessures qu'on s'inflige les uns aux autres.


Nous les noyés de Carsten Jensen - Édition Libella-Maren Sell - 702 pages