Ce recueil commence par une préface de l'auteur, qui vaudrait presque être qualifiée de nouvelle à part entière. A. El Aswany y explique en termes clairs, sous un faux détachement mais sans la moindre acrimonie, ses déboires avec l'Office du livre dont dépend toute publication dans ce pays. On y comprend comment cette première longue nouvelle (ou court roman), Celui qui s'est approché et qui a vu s'est justement vue censurer par ledit Office. Ce texte reprend pour l'essentiel Les feuillets d'Issam Abd el Ati, refusé par d'obscurs et peu éclairés fonctionnaires de l'Office. Quand on lit les circonstances et les motifs de l'interdiction de publication, on a déjà une petite idée de ce qu'est l'Égypte de nos jours. Présentée subtilement par un maître des mots, voici donc une société à la dérive, mangée par le manque de culture, la corruption, l'arbitraire, les inégalités, sans oublier une grosse crise de foi. On est loin de l'image touristique que l'on connait.

Puis viennent les autres nouvelles ajoutées à cette histoire. Avec le style qui l'a rendu célèbre, ce mélange de faits, de tendresse, d'humour non dissimulé, l'auteur nous conte l'Égypte dans toute sa diversité : des enfants victimes de leurs camarades de classe (La séance de gymnastique), des hommes rongés de n'avoir pas pu vivre de leur art, des femmes humiliées au travail ou bien d'autres qui savent comment mener un homme au mariage grâce à ses foulards de couleur (Une vieille robe et un foulard), des riches et des pauvres, des religieux jusqu'au fanatisme et touchés par l'obscurantisme obtus (Ma chère sœur Makarem), des hypocrites par nécessité (Le factotum) et d'autres attirés par tout ce qui a trait à l'Occident. C'est parfois grandiloquent, nostalgique, intime. Il est certain que quelques portraits ne pouvaient pas plaire à tous.

Voilà donc une jolie et fort variée palette de caractères, tous finement observés, rendus. Et si j'ai apprécié certaines de ces histoires, notamment celle de cet enfant handicapé qui réussit un jour à faire du vélo dans la cour de l'école (Ezzat Amine Eskandar), pour d'autres je suis restée sur ma fin (Latin et grec ou Des boxers de toutes les couleurs ou bien encore La faille). En effet, si elles commençaient bien, avaient réussi à capter mon attention, leur chute m'a parfois laissé perplexe. "Bien, et alors ? " me suis-je dit une ou deux fois à la fin d'un texte. Même après une seconde lecture, la chute m'échappait encore. Soit.

Par ce recueil, on découvre que l'auteur est peut-être aussi un tout petit peu philosophe. Dans sa préface, il explique de façon intelligente la distinction entre un personnage fictif, chose du romancier et un personnage bien réel, un égyptien lambda. Il peut évidemment y avoir une grande différence entre ce que l'écrivain pense et ce qu'il écrit dans ses histoires, ou ce qu'il met dans la bouche de ses personnages. Ce passage de l'ouvrage vaut son pensant et justifie amplement de se plonger dedans.

Malgré le désagrément passager de certaines chutes, il n'en reste pas moins que Alaa El Aswany est un talentueux portraitiste. Les égyptiens qu'il croque au plus juste, sans la moindre complaisance, sont tous hauts en couleurs. Aucun ne laisse indifférent. Une telle capacité n'est pas donnée à tout le monde.

A découvrir sachant que l'auteur s'est, fort heureusement, bonifié depuis. Faut-il croire qu'il se sentait un peu à l'étroit dans le genre de la nouvelle, exercice si particulier ? Peut-être. Ses romans devenus célèbres dans le monde entier, lui donnant plus de marge, en sont la preuve.

Dédale

Extrait :

- S'il te plaît, laisse-moi faire un tour.
Au début, je ne saisissais pas. Je le fixai du regard. Il semblait à ce moment possédé par un désir irrépressible. Lorsqu'il vit que je restait silencieux, il secoua violemment le guidon et cria, avec colère cette fois :
- Je te dis de me laisser faire un tour.
Puis il s'élança pour enfourcher le vélo, mais il perdit l'équilibre et nous faillîmes tomber tous les deux. Je ne sais pas ce qui me passas alors par la tête, mais je cédai. Je l'aidai à monter, appuyé sur mon épaule et sur la béquille. Après plusieurs tentatives laborieuses, il parvint à soulever son corps, à faire passer sa jambe saine de l'autre côté du cadre et à s'asseoir sur la selle. Son plan était de tendre sa jambe artificielle de façon à la maintenir éloignée de la pédale et d'actionner en même temps l'autre pédale avec sa jambe saine. C'était très difficile, mais, enfin, c'était possible. Ezzat se maintint en équilibre et je commençai à le pousser dans le dos. Je le poussai doucement, prudemment, puis, lorsque la bicyclette se mit en mouvement et qu'il commença à pédaler, je le lâchai d'un seul coup. Il commença à perdre l'équilibre et à vaciller dangereusement, mais il garda son calme, se redressa et parut maîtriser l'engin. Il déployait des efforts démesurés pour pédaler d'un seul pied et pour garder l'équilibre. Pendant quelques instants, la bicyclette avança lentement Ezzat dépassa le gros arbre puis le kiosque à casse-croûte et je me mis à applaudir et à crier :
- Bravo, Ezzat !
Il était parvenu à l'extrémité de la cour et il allait devoir tourner, ce qui me remplit de crainte, mais il tourna avec prudence et virtuosité. Lorsqu'il revint dans la direction opposée, il semblait tellement confiant et avoir si bien le guidon en main qu'il changea de vitesse une fois, puis deux fois. Ses cheveux se mirent à voler au vent. Le bicyclette était maintenant lancée dans l'allée boisée à très grande vitesse et l'on voyait Ezzat apparaître puis disparaître entre les branches et le feuillage épais des arbres.
Il avait gagné… Je le voyais, sur son bolide lancé comme une flèche, redresser le dos et relever la tête. Puis il poussa un long hurlement qui résonna dans toute la cour. Un cri étrange, déchirant, interminable comme s'il avait été longtemps enfermé dans sa poitrine pour sortir à ce moment là :
- Tu as vu... Tu as vu.


J'aurais voulu être Égyptien de Alaa El Aswany - Éditions Babel - 288 pages
Traduit de l'arabe (Égypte) par Gille Gauthier