Dans la première et dernière nouvelle, Rapport de visite, le narrateur exerce la fonction de "client mystère". Quand d'autres font cela pour arrondir les fins de mois, le narrateur en a fait un métier à temps plein. Cela lui convient d'ailleurs tout à fait : il est de ceux que l'on ne remarque jamais et que l'on oublie tout aussi vite. Anonyme parmi les anonymes, il en a fait sa profession. Jusqu'au jour où même les machines ne distinguent plus sa présence… Cette nouvelle donne le "La" à l'ensemble du recueil. Là où d'autres romanciers choisiront des personnages identifiables et épais, Laurent Graff opte volontairement des êtres insignifiants et transparents :

Je n'ai pas beaucoup de liens et n'offre pas beaucoup de prise. Les choses glissent, me traversent. […] C'est un peu comme si j'avais envie, mais rien ne me fait envie. Mon attente est un curieux mélange de déception résignée et d'espérance sourde - je n'aime pas la violence.

À l'image de ce premier narrateur, les personnages de Selon toute vraisemblance, semblent dépourvus de désirs et d'énergie ; ils subissent leur sort sans se révolter, ou à peine. Il y a Delphine (La maladie de Delphine) dont le patronyme s'amenuise peu à peu et qui est obligée d'inventer des processus de contournement ; L'homme en question qui semble naître au monde avec la sonnerie de son réveil ; celui qui perd tout mais ne s'en étonne pas outre mesure (Le bonnet) ; ou encore ceux qui cheminent à travers la France et la Belgique sans savoir pourquoi (Le Mausolée). De ces non-intrigues, Laurent Graff parvient à créer un suspense fascinant : on est hypnotisé par ces non-destins, ces êtres vaporeux et inconsistants. Il y a donc une vraie prouesse d'écriture qui réussit à magnifier l'inexistant.

Parmi cette galerie de personnages, deux d'entre eux se détachent et luttent contre la fatalité : le narrateur du Couteau, prisonnier d'un puits, va tout faire pour survivre en attendant les secours; tout, c'est à dire accepter de s'effacer lui-même. Et puis cette femme, victime d'insomnie depuis l'enfance (Plume) : si à l'état de veille elle accepte son sort sans jamais se plaindre, sa révolte éclot dans une étrange géographie du sommeil.

Derrière chacune des nouvelles, les mêmes questions existentielles, les mêmes interrogations sur la mort et la vie, à l'image de la deuxième nouvelle Vie d'un mort-né, texte aussi doux que violent. Laurent Graff nous amène à réfléchir sur notre monde d'ultra-consommation qui produit aussi vite qu'il jette ; qui préfère la rentabilité et l'individualité au hasard et à L'Amour (autre nouvelle du recueil). Laurent Graff tisse sa toile avec habileté naviguant en permanence entre cynisme, humour et tendresse. Quant au lecteur, selon toute vraisemblance, il refermera le livre avec la sensation étrange d'avoir été témoin de ce qui est habituellement invisible, et il sera hanté encore pendant un moment par ces figures fantomatiques.

Également sur le site, notre interview de Laurent Graff.
Du même auteur : Le cri, Il ne vous reste qu'une seule photo à prendre, Voyages voyages, Il est des nôtres, La vie sur mars, Les jours heureux

(ailleurs dans la blogosphère : voire aussi les avis enthousiastes de La plume et la page et Clara C.)

Laurence

Extrait de Rapport de visite :

J'aime l'anonymat de mon statut, cette existence discrète, supposée, cette identité imprécise confinant au néant. J'ai toujours souhaité vivre dans une espèce de clandestinité, comme un passager furtif de l'humanité, quidam dans la fosse commune de la vie. Ce n'est pas de la timidité, je suis capable de grandes audaces. Il ne s'agit pas non plus d'une humilité fausse et hypocrite. Non, sincèrement, moins j'existe selon les critères usuels, mieux je me porte.


Selon toute vraisemblance de Laurent Graff - Éditions Le Dilettante - 160 pages