Le hasard a longtemps présidé aux destinées des maisons d'opéra. La construction du nouvel Opéra entreprise sous Napoléon III sera laissée au point mort à l'avènement de la troisième République. Il faudra la destruction totale de l'opéra de la rue Le Peletier dans un incendie pour qu'il soit décidé de relancer les travaux de construction du Palais Garnier qui sera terminé en 1875.

Le roman de Gaston Leroux nous plonge plus de cent ans en arrière. Les spectateurs de l'Opéra auxquels le roman s'intéresse sont des nobles. En tant qu'abonnés, ils accèdent librement aux coulisses. Les artistes étant de moindre extraction qu'eux, certains s'offrent une danseuse, comme on dit, mais épouser une roturière serait très-inconvenant. Les réputations des artistes lyriques se font et se défont au gré des cabales qui sont ourdies dans différents clans de spectateurs. De nos jours, tout le monde peut entrer au Palais Garnier (les premiers prix de places avec visibilité sont, croyez-le ou non, à peine plus chères que des places de cinéma) et il semble que seuls les metteurs en scène se fassent huer, parfois. Entre-temps, le superbe quoique controversé plafond de Chagall a recouvert l'ancien.

À vrai dire, si l'essentiel de l'action du roman se passe bien dans l'enceinte du Palais Garnier (qu'on appelait simplement Opéra avant que l'Opéra Bastille ne soit construit), les lieux les plus importants ne sont pas publics. En effet, le roman se passe principalement dans la loge de la jeune chanteuse Christine Daaé, la première loge nº5 du fantôme et surtout les féériques sous-sols de l'Opéra. On y trouve un lac, des décors (comme celui du Roi de Lahore de Massenet, créé en 1877) et il s'y passe de bien drôles histoires. Le roman, qui est très bien renseigné sur de nombreuses anecdotes concernant l'Opéra, comporte en effet moult situations tout à fait loufoques, à la limite de l'absurde, mais qui trouveront pourtant leur cohérence.

Le ressort principal du début du roman est l'histoire d'amour entre Christine Daaé et Raoul, le jeune vicomte de Chagny. Il semble qu'elle ait peur, qu'elle lui cache des choses. Pendant ce temps, les directeurs de l'Opéra se font extorquer tous les mois vingt mille francs par un certain F. de l'O.. Pour y comprendre quelque chose, il faudra se plonger dans ce roman fort distrayant.

Joël

Extrait :

Alors, elle dit : Allons nous promener, mon ami, l'air nous fera du bien.
Raoul crut qu'elle allait lui proposer quelque partie de campagne, loin de ce monument, qu'il détestait comme une prison et dont il sentait rageusement le geôlier se promener dans les murs... le geôlier Erik... Mais elle le conduisit sur la scène, et le fit asseoir sur la margelle de bois d'une fontaine, dans la paix et la fraîcheur douteuse d'un premier décor planté pour le prochain spectacle ; un autre jour, elle erra avec lui, le tenant par la main dans les allées abandonnées d'un jardin dont les plantes grimpantes avaient été découpées par les mains habiles d'un décorateur, comme si les vrais cieux, les vraies fleurs, la vraie terre lui étaient à jamais défendus et qu'elle fût condamnée à ne plus respirer d'autre atmosphère que celle du théâtre ! Le jeune homme hésitait à lui poser la moindre question, car, comme il lui apparaissait tout de suite qu'elle n'y pouvait répondre, il redoutait de la faire inutilement souffrir. De temps en temps un pompier passait, qui veillait de loin sur leur idylle mélancolique. Parfois, elle essayait courageusement de se tromper et de le tromper sur la beauté mensongère de ce cadre inventé pour l'illusion des hommes. Son imagination toujours vive le parait des plus éclatantes couleurs et telles, disait-elle, que la nature n'en pouvait fournir de comparables. Elle s'exaltait, cependant que Raoul, lentement, pressait sa main fiévreuse. Elle disait : Voyez, Raoul, ces murailles, ces bois, ces berceaux, ces images de toile peinte, tout cela a vu les plus sublimes amours, car ici elles ont été inventées par les poètes, qui dépassent de cent coudées la taille des hommes. Dites-moi donc que notre amour se trouve bien là, mon Raoul, puisque lui aussi a été inventé, et qu'il n'est, lui aussi, hélas ! qu'une illusion !
Désolé, il ne répondait pas. Alors :
Notre amour est trop triste sur la terre, promenons-le dans le ciel !... Voyez comme c'est facile ici !

Le fantôme de l'opéra
Le fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux - Éditions Le Livre de Poche - 343 pages.