Chaque chapitre correspond à un souvenir de la narratrice mais sans qu'il n'y ait aucun ordre chronologique ; le lecteur pénètre alors cette mémoire comme un voleur, au milieu d'une scène, sans que la romancière lui donne les clés permettant de faire les liens entre les divers épisodes. On doute même que ce soit réellement la même narratrice qui s'exprime à chaque nouveau chapitre et on s'interroge sur l'intérêt de certaines histoires, tant ce qui est raconté paraît à première vue banal.

Et puis, peu à peu, on trouve ses repères,  on reconstruit les liens et la généalogie : la narratrice Anna, sa sœur jumelle Sophie, sa mère Kumiko et sa fille Asia. Anna tour à tour jeune adulte, enfant ou mère, se dévoile, se raconte par le petit bout de la lorgnette. Elle parle de tous ces instants qui n'ont l'air de rien (un anniversaire, une promenade au marché aux puces, une rencontre etc) mais qui sont l'essence d'une vie : l'amour, l'amitié, les racines familiales, la solitude, la mort. L'ensemble est soutenu par une écriture nerveuse et sans détour. Anna Dubosc ne cherche pas à nous éblouir par son phrasé, elle vise la simplicité, l'efficacité, et ce minimalisme donne texte une certaine urgence.

Seulement l'exercice a ses limites et en fermant l'ouvrage, on garde dans la bouche un léger goût de frustration. L'impression d'avoir été laissé sur le bord de la route, de n'avoir qu'entre-aperçu des moments volés alors que l'essentiel nous restait inaccessible. Et pourtant, malgré la frustration - ou peut-être grâce à elle qui sait ? -, je ne regrette pas ma lecture ; si certains épisodes sont déjà presque évanouis, d'autres sont imprimés dans ma mémoire et j'ai trouvé le personnage de Kumiko, la mère de la narratrice, très attendrissante dans son exubérance. Et puis l'objet en lui-même est tout à fait séduisant (une belle couverture, du papier épais, une mise en page agréable) et c'est une émotion particulière que d'avoir en main le premier nouveau né d'une maison d'édition.

Laurence

Extrait :

"Il est cinq heure, il fait nuit, c'est l'hiver. Demain ma sœur part à Glasgow. Je viens de lui dire au revoir. J'ai vingt-six ans, je travaille pour un magazine. Mon patron s'appelle Olivier. J'ignore qu'un jour nous serons ensemble et ferons un enfant. Je serai très étonnée, à l'échographie, qu'on ne me montre qu'un embryon. Je marmonnerai- : «- Et l'autre- ?- » J'aurai une tristesse pour cet œuf esseulé dans mon ventre, mais ça me soulagera aussi: nous n'aurons pas la même histoire.
Je remonte le boulevard de Magenta. J'aime ses vitrines de chaussures bon marché. Chaque année, Stéphane s'achète deux paires identiques dans une de ces boutiques. Il est très beau. Sur lui, on dirait des chaussures de marque. Il y a aussi des mannequins sans tête en robes de mariée. Ça m'a toujours intriguée, les gens qui se marient. Je ne fais pas partie de cette famille.


Spéracurel d'Anna Dubosc - Éditions Rue des Promenades - 122 pages