Derrière la femme d'affaire intransigeante et cynique, se cache une jeune fille qui n'a pas eu accès aux études, qui très tôt a cumulé les emplois précaires et dégradants et a décider de gagner de l'argent à tout prix. Le lecteur est sans cesse partagé entre la compréhension et le rejet, tant les agissements de Delphine sont parfois dérangeants. Reproduire un dessin d'enfant, soit ; mais que penser quand elle loue l'enfant de son employée pour des parents en mal de maternage ? L'héroïne-narratrice ne fait d'ailleurs rien pour se rendre sympathique et ne cache nullement sa façon de voir les choses :

Les plus vertueux me disent : « Vous n'avez pas de cœur. Comment osez-vous profiter de la misère des gens ? Regardez-moi si vous en avez le courage », mais je peux m'exécuter sans baisser les yeux. Je pense : Vous me l'avez demandé, vous m'avez suppliée, vous m'avez implorée. Vous m'avez payée pour ça.

Le ça pour Delphine n'a pas de limite : son dernier contrat en date consiste à louer son ventre neuf mois pour le couple sans enfant. Et peut-être est-ce les hormones, mais voilà qu'elle se met à douter du bienfondé de tout cela.  C'est alors que débarque à l'agence le mystérieux Jones, et sa demande va renvoyer Delphine dans un passé pas si lointain…

En entamant ce récit, j'ai immédiatement fait le parallèle avec Trompe l'amour de Cédric Prévost, roman lu il y a quelques années. Les deux histoires mettent en scène des jeunes femmes qui s'immiscent dans la vie des autres pour "jouer" leurs proches. Mais alors que l'héroïne de Cédric Prévost subissait la situation, celle de Dominique Mainard dirige son entreprise avec une volonté d'acier. Delphine est une femme qui semble incapable de sentiments. Elle qui monnaye le réconfort, qui panse les blessures des autres sur contrat, paraît anesthésiée. Une coquille vide sans remord et regret. L'écriture renforce ce sentiment puisque l'histoire nous est contée par l'entremise de Delphine. Cette froideur est au départ assez déconcertante mais finalement cohérente.
Bien sûr toutes les certitudes de Delphine vont voler en éclat avec l'arrivée de Jones, quoiqu'on se demande s'il s'agit d'une réelle remise en question ou de la simple peur de voir son affaire péricliter. On aurait pu penser que l'intrigue aurait gagné en légèreté sur le dénouement. Bien au contraire, malgré une issue ouverte, l'avenir de la narratrice reste pour le moins incertain.

Sans être réellement emportée, j'ai apprécié cette lecture pour ses questionnements de départ : jusqu'où l'humain est-il prêt à aller ? Que serait-il prêt à payer ? Le personnage de Delphine, s'il ne m'a pas inspiré beaucoup de sympathie, a une psychologie intéressante et fouillée. Quant aux personnages secondaires de ce roman, il sont souvent très attachants et la plupart du temps bien croqués. Mais en refermant le roman, on reste surpris par la noirceur qui imprègne chaque ligne.

(Du même auteur : La vie en rose in Paris Noir)

(Ailleurs dans la blogosphère : Sylvie, Amanda, Cuné, Cathulu, Brize, Clara)

Laurence

Extrait :

Il me semblait parfois qu'Adorno n'avait pas tout à fait tort et que le gigolo avait quelque chose de commun avec moi, le don de se plier aux gens et aux circonstances, l'indifférence aux moyens employés, et le cœur sec, bien sûr. Mais je n'avais pas envie d'y penser, car cela serait revenu à admettre que j'étais moi aussi une voleuse, un voyou, une sorte de gigolo, cela serait revenu à admettre que Pour Vous n'était qu'une mince pellicule brillante recouvrant de sombres profondeurs, l'eau coulante noire dans le ventre des égouts.


Pour vous de Dominique Mainard - Éditions Folio - 306 pages