Véhir s'échappe de l'enclos de reproduction, dégoûté par ce qu'il y voit.
Sa rencontre avec Jarrit, un paria, va bouleverser sa vision du monde et le lancer dans la quête des dieux humains.
Accompagné de Tia, une Hurle, ils vont braver tous les interdits de l'Humpur, jusqu'au plus tabou et découvrir le secret de leurs origines.

En quelques lignes, l'intrigue est posée et en rajouter serait trahir le plaisir que l'on pourrait éprouver à la découverte de ce roman, l'un des premiers de Pierre Bordage.
Habitué des univers singuliers, affectionnant particulièrement l'emploi du patois dans ses dialogues, Bordage nous entraîne à la découverte d'un monde qui ne nous est pas si inconnu que ça. Et c'est peut-être ce sentiment qui est le plus gênant à la lecture.

En avançant dans l'histoire, on commence à sentir où l'auteur veut en venir, où il veut amener son propos, et la réalité de cette fiction heurte de plein fouet alors que l'on passe la dernière page. Car ce qui est décrit ici est un monde en perdition, peuplé de créatures retournant à l'état d'animaux. Véhir, le héros, est un grogne promis à être élevé au rang de veïrat. Il sera un reproducteur et selon les lois de l'Humpur ne pourra ensemencer que des femelles grognes. Et selon les lois des Lais de son village, le grut n'a lieu que deux fois l'an. Une régularité qui entraîne la monotonie et conditionne le quotidien, étourdissant les esprits, asservissant les volontés. Personne ne défie les Lais ni ne remet en cause l'équilibre des lois de l'Humpur.

Chaque chapitre s'ouvre par un fabliau mettant un scène l'un ou l'autre clan, à la manière des fables de La Fontaine. Les morales en lien avec le chapitre suivant sont autant de clés pour comprendre et apprécier la psychologie des personnages et c'est surtout un splendide procédé d'écriture qui évite de longues et fastidieuses descriptions. Bordage entretient dans ses romans une mise en scène impeccable et c'est avec un art consommé qu'il raconte les aventures de ces étranges héros qui deviennent très attachants.

C'est un roman subtil, avec pour toile de fond une histoire d'amour défiant toutes les lois. Une fable scientifique sur les dangers de certaines expériences et une ode aux sentiments humains. Une très belle histoire malgré une couverture plutôt repoussante. Il s'agit donc de passer la répulsion première qu'inspire celle-ci et de se plonger dans une histoire qui, tout bien pesé,ne nous est pas si étrangère que ça…

(Également disponible sur le site, l'interview de Pierre Bordage)

Cœurdechene

Autres romans de Pierre Bordage : L'Enjomineur, Porteur d'âmes, Les guerriers du silence, Abzalon, Orchéron, Les derniers hommes, L'Évangile du serpent, Le feu de Dieu

Extrait :

Du coin de l'oeil, il épia Jarit, qui avait retiré ses vêtements et qui, la tête posée sur son sac, s'était allongé sur l'herbe pour se gorger de la chaleur naissante du jour. La couenne du vieux grogne ressemblait à un sac de jute qu'on aurait rempli d'os taillés en pointe. Cependant, bien qu'il eût pour lui la vigueur de la jeunesse, Véhir avait l'impression d'être un double dégénéré de son congénère. Un double animal. Il se sentait laid, dépourvu de cette grâce singulière, indéfinissable, qui imprégnait chaque geste, chaque parole de l'ermite. Ils étaient de la même race, sans doute, mais l'un avait accumulé une énorme somme de connaissances là où l'autre pataugeait dans son ignorance et dans sa peur ; l'un s'était affiné en vieillissant, l'autre s'était engagé dès la naissance sur le chemin de la régression ; l'un employait un langage élaboré, précis, l'autre rencontrait les pires difficultés à transformer ses pensées en paroles. Quant à leurs différences physiques, elles n'étaient que l'illustration de l'inexorable déchéance des grognes de Manac.
" Du temps où j'étais un grognelet, les anciens m'apparaissaient bien plus beaux que moi ", dit soudain Jarit sans bouger.
Bien que couverte par le grondement de la chute, sa voix effaroucha les oiseaux qui s'envolèrent des deux saules dans un bruissement d'ailes.
" L'est le démon, çui qui s'aglume dans la tête d'autrui ! " s'exclama Véhir.
Jarit partit d'un éclat de rire qui fit onduler la couenne plissée de son ventre.
" Pas besoin d'être démon pour deviner tes pensées, p'tio ! Elles se voient sur ta face aussi clairement que des cailloux au fond d'un ruisseau. Toutes ces années de solitude ont développé en moi un sens aigu de l'observation.
- Eh, pouvai't pas me voir puisqu'avai't les yeux enclos !
- J'ai également appris qu'on pouvait voir sans se servir de ses yeux. J'appelle ça la vision intérieure.
- A't pas eu la vision… intérieure de miaules, ct'e matin ?
- Je crois qu'ils ont renoncé à leur repas, répondit Jarit en se redressant sur un coude. Mais ni ma vue, ni mon flair ne sont infaillibles.
- Ai'j faim.
- Rentrons. Il ne fera pas bon rester dehors aujourd'hui. "
Ils se mirent en chemin alors que les nuages bas et noirs s'amoncelaient au-dessus de leurs têtes. La chaleur se faisait lourde, et le silence qui figeait la forêt annonçait un orage imminent. Ils s'arrêtèrent ni pour cueillir les cèpes qui s'épanouissaient au pied des chênes ni pour déterrer les patates truffières dont les effluves agaçaient l'appétit de Véhir. Ils arrivèrent en vue de la grotte au moment où une bourrasque soudaine déracinait un hêtre à moitié mort.

Les fables du l'Humpur
Les Fables de l'Humpur de Pierre Bordage - Éditions Au Diable Vauvert - 588 pages