Ce texte est écrit dans un style très simple, sans fioriture, un peu plus travaillé qu'un simple rapport des manœuvres militaires. Le lieutenant de vaisseau Louis Marie Julien Viaud, dit Pierre Loti avait déjà la fibre de l'écrivain et avait été célébré pour quelques romans exotiques. Avec un sens du détail poussé, il décrit heure par heure le débarquement des troupes, la prise des différents forts protégeant l'embouchure de la rivière de Hué.

Pour ce texte, Pierre Loti sera sanctionné. On lui reproche la férocité et la cruauté qu'il attribue aux matelots français. Réaction assez étonnante de la part d'un gouvernement qui envoie des troupes pour annexer de nouveaux territoires, faire œuvre de « civilisation ». Mais un chat et un chat ! Et quand on part à la guerre, ce n'est pas pour y cueillir des marguerites. Peut être que les politiques espéraient un récit un peu moins réaliste, moins collé aux faits, une présentation un peu plus « patriotique » des opérations militaires. Pourtant, Loti se contente de décrire les mouvements des troupes, le résultat des salves de l'artillerie des différents vaisseaux français. Point de descriptions sanglantes, juste parfois son presque agacement à entendre les cris de douleurs de blessés Annamites. Pour un récit de guerre, il est extrêmement aseptisé.

Ce texte a été écrit en 1883. Aujourd'hui, un tel récit perd toute la férocité et la violence qu'on lui prêtait à l'époque. Il faut dire qu'en matière d'horreurs, de flots de sang, les armées de tout pays se sont de plus en plus surpassées depuis l'époque de Loti. On y a même ajouté l'image et le son.
Ce qui est aussi surprenant, c'est que tout du long du récit, Loti ne semble pas prendre parti sur « l'horreur » des combats. Il est toujours en position d'observateur. A aucun moment, le lecteur ne peut croire que l'auteur a pris aussi les armes et participé au débarquement, à l'attaque d'un des forts.

Dans le même temps, on sent bien sa curiosité pour ces nouvelles terres, la façon de vivre des Annamites, les coutumes vestimentaires de ces « Jaunes », avec leurs chapeaux chinois comme des abats-jours, pour la façon dont ils décorent les toits des pagodes de monstres aux écailles de couleurs, de dorures et de porcelaine. Il raconte comme un explorateur ébahi, intrigué par ces nouvelles terres qu'il va fouler.

Étonnante lecture donc. Très intéressante quant au style presque trop froid de l'auteur, mais pas suffisante pour me faire une réelle idée du talent de Pierre Loti. Il me faudra me plonger dans un de ses autres romans pour savoir si ce style distancié me convient ou pas. Savoir si le romancier me séduira plus que le lieutenant de vaisseau.

Affaire Pierre Loti à suivre.

Dédale

Extrait :

À l'approche de midi, tous les gens de l'Atalante avaient peu à peu rallié ce petit fort qu'ils devaient occuper jusqu'au lendemain, par ordre du commandant supérieur. Ils étaient très épuisés de fatigue, de surexcitation nerveuse et de soif. Les dunes roses miroitaient d'une manière insoutenable sous ce soleil, qui était au zénith  la lumière tombait d'aplomb, éblouissante, et les hommes debout ne projetaient sur le sable que des ombres toutes courtes, qui s'arrêtaient entre leurs pieds.
Et cette grande terre d'Annam, qu'on apercevait de l'autre côté de la lagune, semblait un éden, avec ses hautes montagnes bleues, ses vallées fraîches et boisées. on songeait à cette ville immense de Hué, qui était là derrière ces rideaux de verdure, à peine défendue maintenant, et pleine de mystérieux trésors. Sans doute, on irait demain, et ce serait la vraie fête.
L'heure du dîner était venue, et on avait commencé à s'installer pour faire le plus commodément possible un maigre repas de campagne avec des vivres de bord. Par bonheur, il y avait là, à petite distance, la case portative d'un mandarin militaire en fuite depuis la veille  une case très vaste toute en bambous et en roseaux, et treillages fins, élégants, d'une légèreté extrême. On l'avait rapprochée, avec ses bancs de rotin, ses fauteuils, et on s'y était assis bien à l'abri contre l'ardent soleil.
Mauvais surprise, le vin se trouvait court, malgré les ordres formels de l'amiral et du commandant de l'Atalante. C'était à n'y rien comprendre  Tant pis ! On avait mis un peu plus d'eau dans les bidons, et dîné très gaîment quand même.
Ils avaient tous ramassé des lances, des hardes, des chapelets de sapèques, et portaient enroulées autour des reins, de belles bandes d'étoffes de différentes couleurs chinoises. (Les matelots aiment toujours beaucoup les ceintures.) Ils prenaient des aires de triomphateurs, sous des parasols magnifiques  ou bien jouaient négligemment de l'éventail et agitaient des chasse-mouches de plumes.
Avec ce peu d'ombre et de repos, le calme s'était fait dans ces têtes très jeunes  l'excitation passée, ils s'étonnaient naïvement en eux-mêmes d'avoir pu être tout à l'heure des gens qui faisaient la guerre, des gens qui tuaient…


Trois journées de guerre en Annam de Pierre Loti - Éditions du sonneur - 101 pages