William Thornhill est pauvre mais il ne doute pas qu'un jour il s'en sortira. A force de volonté, de travail, misant sur sa force physique, en grandissant, il se fait gabarier sur la Tamise sous les ordres bienveillants de Richard Middleton père de Sal, la belle Sarah, amie d'enfance de William. Jeunes mariés, ils vont réussir à améliorer leur sort. Le besoin d'argent est toujours aussi pressant, surtout qu'un enfant leur est né. Petits trafics sur les cargaisons à transborder et économies intelligemment menées, ils font de leur mieux. Une nuit, Will tente de voler d'une cargaison de bois précieux venus du Brésil. Il se fait prendre, sur dénonciation. Après un jugement à l'emporte pièce, il est condamné à mort par pendaison.

Grâce à l'acharnement et la volonté de fer de sa femme, cette peine est commuée en déportation à perpétuité en Nouvelle-Galles du Sud, soit l'Australie. Sal a réussi à faire partie du voyage. Elle, leur fils ainé Will et le petit à naître bientôt, ils vivront ensemble à l'autre bout du monde.

Thornhill arrive à bord de l'Alexander après presque un an de navigation. A terre, il est placé sous la tutelle de Sal. Juridiquement, elle peut faire ce qu'elle veut de ce détenu si particulier. Comme tous les autres déportés, il a le statut d'esclave. C'est l'occasion pour l'auteur de nous raconter la naissance de l'Australie selon les colons. Ce continent si hostile, si mystérieux a été découvert par un anglais en janvier 1788. Personne ne tiendra compte ou si peu des autochtones vivants sur ces terres depuis des millions d'années.
A Sydney, village où débarquent tous les déportés, la vie est rude. L'auteur n'a aucune peine à le démontrer. Après quelques années, Will est amnistié par le gouverneur. Will est encore gabarier non plus sur la Tamise mais sur les eaux de Sydney Cove entre les navires et la côte sous les ordre de Mr King, importateur.

Encore à force de travail, de débrouillardise, de volonté, d'économies judicieuses, Sal et Thornhill vont s'installer dans les terres sur les bords du fleuve secret, le Hawkesbury. Le rêve devient réalité. Will est enfin propriétaire d'un bout de terrain où il peut installer sa famille, prendre soin d'eux, les nourrir.
Mais c'est sans compter avec la présence mystérieuse des indigènes aux coutumes si diamétralement différentes de celles de ces anglais exilés. Comment ces deux mondes peuvent ils cohabiter ?

Si certains voisins traitent les Darug comme des animaux, des êtres à peine humains, d’autres choisissent une autre voie. Blackwood, ami de Will qui lui a mis un bateau entre les mains, va fonder une famille, une autre, Mrs Herring choisit de “leur donne tout ce qu’ils demandent” (farine, outils, tabac, etc). Kate Grenville ne jette pas un voile pudique sur la violence de la colonisation, bien au contraire. Sans en faire trop, elle raconte combien les officiels et les anciens déportés libérés ne vivent pas la présence des aborigènes de la même façon. La lutte pour survivre dans un milieu naturel des plus hostiles quand on ne le connaît pas comme les natifs exacerbe un peu plus les conflits pour la terre.

Le fleuve secret est une histoire très riche. Riche du fond historique et social qu'il nous dépeint. Tout est très bien documenté. Riche aussi car ce voyage aux antipodes est aussi pour Will et Sal un voyage à la découverte de soi. Ils vont prendre conscience de leurs limites face à l'adversité, à un monde hostile, leurs sentiments, leurs convictions profondes.

Kate Grenville offre ici un roman fort, intense, captivant. Will et sa famille sont attachants, d'une belle épaisseur. Les liens entre les époux sont si forts, malgré leurs faiblesses, qu'ils résistent à bien des tourments et épreuves. Dans le milieu hostile où ils débarquent, la tension narrative est constante et judicieusement bien menée. A aucun moment, l'auteur ne juge les personnages, les actes. Elle donne juste matière à réfléchir sur ces colonisations et leurs conséquences.

A ne pas rater si l'on aime les grandes aventures celles que l'on vit aux frontières.

Dédale

Du même auteur : Le lieutenant.

Extrait :

Derrière les casuarinas, il découvrit un espace ouvert, tapissé de verdure et parsemé de marguerites jaunes. C'était à lui. Oui, à lui, en vertu de son pied qui foulait le sol.
Il emprunta un étroit passage, que rien ne pouvait qualifier de sentier, et grimpa à travers les fleurs, entre les touffes d'herbes et les rochers marbrés qui se glissaient hors de terre.
Il marchait d'un pas léger, ses pieds semblaient suivre leur bon vouloir. Empli d'une crainte révérencieuse, il osait à peine respirer.
Chez moi.
Ses pieds le menèrent en haut de la pente, puis il longea un filet d'eau qui brillait sur des pierres et traversa un bosquet d'arbustes. Il déboucha dans une clairière où les arbres projetaient des jeux d'ombre et de lumière : une pièce composée de feuillage et de vent. L'endroit était calme, comme si toutes les créatures présentes avaient cessé leurs activités pour observer son arrivée. Quand un pigeon à ses pieds s'envola dans un bruissement d'ailes, la frayeur enflamma les joues de Thornhill  l'oiseau se posa sur une branche, la tête inclinée vers lui. Il sentit la sérénité des arbres attroupés autour de lui, leurs membres figés en plein mouvement, leurs pâles écorces fendues en longues pelures pour dévoiler leur peau rose vif.
L'envie de sentir l'air autour de sa tête lui fit ôter son chapeau. Son air à lui ! Cet arbre à l'écorce farineuse qui s'écaillait sur le tronc : à lui ! Cette touffe d'herbe et chacun de ses brins grossiers auréolés de soleil : à lui ! Même les moustiques qui bourdonnaient à ses oreilles lui appartenaient, tout comme ce gros oiseau noir qui l'observait fixement du haut de sa branche.


Le fleuve secret de Kate Grenville - Éditions Métailié - 301 pages
Traduit de l'anglais (Australie) par Mireille Vignol