Tout commence par un mystère. Tout débute par une rue encombrée de voitures, saturée de pollution et de coups de klaxons enveloppant des propos quelque peu philosophiques sur la chance ou pas d'un quidam à trouver ou non la porte du Grand Billard Central, académie mythique, mais introuvable pour les non-initiés.
Partant de sujets bien terre à terre comme cette rue où cette académie a disparu, les méthodes de travail de Vivien, beau comme un ange et le dernier à pousser cette mystérieuse porte, le doux carillon d'une horloge transparente comme un rêve, relique d'un trésor spolié pendant la dernière guerre, Jacques Gélat promène gentiment son lecteur par la main.
Par un jeu savant de mots, d'impressions, de sensations aussi légères et fugaces qu'un courant d'air, il nous conte la vie de ce Grand Central, de ses règles mises en place par le Patron ou le Diable, bref le maître des lieux. Même si l'académie de billard est portée disparue pour le monde extérieur, elle recèle en son cœur un monde bien à part. Elle mène une vie bien à elle, son histoire au milieu de la grande Histoire. C'est un monde où tout est feutré comme le tapis de ses billards de compétition, où l'on use subtilement des courants d'air comme d'une arme de dissuasion, voir arme fatale si besoin se fait sentir pour éliminer les gêneurs. Car il est des parties de billards, comme celles d'échecs, qu'il faut mener stratégiquement en observant au mieux les réactions de son adversaire si on veut les gagner et éviter la ruine.
Au Grand Central de Jacques Gélat, tout est maîtrisé : l'écriture, le souffle des sentiments, la fresque décorant les lieux qui, on s'y croirait, prend vie au soir tombé. L'intrigue est s'y bien menée que l'on ne veut pas en manquer un roulement de bille. De plus, nul besoin d'être un expert, bien au contraire. L'auteur ne se perd pas en descriptions des règles de jeu. Tout est fait pour que le lecteur apprécie le jeu, ses subtilités, la beauté des points. Il vous parle d'un Dutilleul, d'un von Hoffen, ou d'un da Silva, combinaisons de déplacement des billes, comme il vous parlerait de grands crus.
Et même si je cherche encore cette couleur inconnue qui fait le titre (mais est-ce bien essentiel finalement ? ) et si quelques petites longueurs montrent parfois leur nez, je ne vais pas me lasser de recommander ce Grand Central. L'ensemble de cette histoire portée par ses personnages et son mystère roule toute seule, sans accrocs. En somme, c'est du billard !
Du même auteur : Le traducteur amoureux, Le traducteur
Dédale
Extrait :
Ceux qui ont découvert l'académie du grand billard central n'y sont pas pour autant définitivement admis. Une épreuve les attend. C'est une sorte d'examen de passage qui ne dit pas son nom. Les membres de l'académie le connaissent pour l'avoir tous passé. C'est un moment très désagréable. Malgré cela, aucune compassion ne s'emparera d'eux à la vue du néophyte qui va le subir. S'il a eu l'obstination de trouver le Central ou la grâce d'y être conduit, cette épreuve lui apparaîtra secondaire.
Reste que l'arrivée d'un nouveau venu est toujours un événement considérable le Central est si bien dissimulé qu'en moyenne cela ne se produit qu'une fois tous les quatre ou cinq ans. C'est dire si chacun, une fois la surprise passée, va être attentif au comportement du candidat puisque, sans qu'il le sache, il faut bien l'appeler ainsi.
Généralement, et tout en consommant sa bière, son café ou sa coupe de champagne, le nouveau venu sera attiré par la contemplation de la magnifique fresque qui décore le plafond du Central. C'est un ciel lumineux où chaque planète et chaque constellation sont représentées par leur symbole humain ou animal. C'est un foisonnement d'anges, de héros antiques, de licornes, de centaures, de dieux païens, de déesses, tous souriants, chevauchant des nuages en mouvement et des comètes colorées triomphale ronde céleste, pleine de la joie d'appartenir à une Olympe délivrée de tout. Le nouveau venu s'y voit. Son allégresse redouble.
Il sourit à la salle. Mais personne ne lui répond. Autour des billards les joueurs font mine d'être à leur partie. Le silence règne. Seul le bruit léger des billes se fait entendre.
Les joueurs ne parlent jamais en jouant. Mais à cet instant leur silence est d'une intensité si exceptionnelle qu'elle parvient à l'homme qui dirige l'académie du grand billard central.
La couleur inconnue de Jacques Gélat - Éditions José Corti - 251 pages
Commentaires
lundi 12 juillet 2010 à 22h34
Magnifique ouvrage, je partage aussi votre enthousiasme ! Ses autres livres ne m'ont pas autant plu, mais celui-ci, j'en garde un merveilleux souvenir.
mercredi 14 juillet 2010 à 12h18
Ce livre est une pure merveille. Il m'a été recommandé il y a quelques jours par un ami qui venant de lire, du même auteur, Le traducteur amoureux, à eu envie d'en lire un autre. La couleur inconnue est un poème, un long poème de deux cent pages, mais qui se lit sans aucun temps mort tant la science narrative de cet auteur est stupéfiante. (Je viens d'ailleurs de lire sur Google qu'il était scénariste, ceci expliquant sans doute cela). Ce qui frappe d'abord est la beauté du lieu que l'auteur décrit, cette académie de billard qui a disparue du cadastre, et qui donc est là tout en étant pas là. Etrange métaphore qu'être là sans y être vraiment. Serait-ce l'image d'un monde possible nous entourant et réservé à de rares initiés, comme ces rares joueurs de billard connaissant cette académie ? Cette académie dont la fresque du plafond représente, à l'ancienne, une sorte de ronde des dieux antiques. Fresque, démontable, que le jeune cambrioleur voudrait emporter parce que la voyant comme propriété de ses ancêtres, propriété des temps anciens, d'un monde ancien, d'un monde perdu. En fait, oui, roman poème,mais pas seulement parce que sans cesse allégorique, philosophique. Et pourtant livre qui se lit facilement, vu l'écriture brillante ( peut-être un peu trop par moment ) rebondissante. Livre intitulé " la couleur inconnue " Est-ce celle que les joueurs aperçoivent à un moment dans cette horloge qui surplombe l'académie de billard ? Ici l'auteur aurait gagné à être plus précis. Mais c'est le propre des poètes de ne pas toujours tout dévoiler, de nous laisser rêver, de nous laisser face à des questions. Qui a déjà vu une couleur inconnue ? En tout cas cela vaut le coup de la chercher dans ce merveilleux livre.
mardi 20 juillet 2010 à 08h03
Pascale, Pierre, merci pour vos contributions et avis.
La couleur inconnue est peut être celle du bonheur que l'on a à lire cette histoire, ce conte. Pourquoi pas ?
mardi 20 juillet 2010 à 14h46
Je crois me souvenir que couleur inconnue est celle qui apparaît dans l'horloge de cristal, aux rouages transparents, qui se trouve en haut de la salle de billard quand les deux aiguilles se fondent l'une dans l'autre à midi ou midi. Je ne me souviens plus très bien mais je crois que c'est la couleur qui s'ajoute à celles de l'arc en ciel quand ces deux aiguilles se rejoignent, mais je crois qu'il faut en plus que le patron de l'académie ait perdu son pouvoir, ou quelque chose comme ça. Mais vous avez raison, l'essentiel est peut-être que la couleur inconnue est celle du bonheur d'avoir lu cette histoire.
mardi 20 juillet 2010 à 21h13
Il est sur ma table de chevet, il a été conseillé par mon libraire, très enthousiaste. je vous dirai si j'ai partagé cette émulation.
mardi 20 juillet 2010 à 22h07
Pierre, cela doit être cela. Mais pour le reste chut !! Gardons encore un peu de mystères pour les autres lecteurs. Ce serait dommage de leur gâcher le plaisir de la découverte
Hélène, dans ce cas, on patiente. Revenez vite nous dire !
dimanche 8 août 2010 à 20h27
J'ai moi aussi lu la couleur inconnue avec le plus grand plaisir. Et cette couleur apparaît à la fin où elle offre une couleur supplémentaire à l'arc en ciel que l'on peut voir à une certaine heure dans cette horloge de cristal. Mais au delà de cette belle idée poétique, une des choses étonnantes de ce livre est, quant à son fond, son point commun avec le mythe de Faust. Ici le patron (le diable?) propose aussi un pacte au jeune Vivien : le pouvoir dans son club de billard. La différence avec le mythe est que le jeune homme refuse, quitte à le regretter plus tard. En tout cas nous, nous ne regrettons pas la lecture de ce très beau livre même si on regrette qu'il ne soit pas plus connu. Mais après tout nous formons peut-être une confrérie, comme les joueurs qui viennent dans cette académie de billard ...
lundi 23 août 2010 à 12h42
Quel endroit magique ! Parfois il nous arrive d'entrer dans un lieu inconnu et de s'y trouver bien ,merveilleusement bien sans raison apparente et bien Vincent de Barteuil découvre cet endroit à travers le son d' un cariilon entendu ,par hasard ,la nuit ,et qui feront remonter les souvenirs ..On se laisse porter par ce texte ,par l'écriture ciselée de Jacques Gélat .Quelle belle lecture !!
lundi 23 août 2010 à 19h12
J'aime bien cette idée de confrérie, Claire
C'est exactement cela, Sylvaine. L'auteur nous offre un endroit où l'on est très bien de suite.
Contente que cette histoire plaise.
mercredi 20 juillet 2011 à 21h08
Tombé par hasard sur ce site je me suis laissé convaincre par les commentaires et ai acheté ce roman. Je ne le regrette pas. L'écriture est tout simplement d'une virtuosité impressionnante ! Voir les premières pages où l'auteur s'amuse à décrire un embouteillage. Un vrai morceau d'anthologie ! La suite est à la hauteur, et plus important que de savoir quelle est cette couleur inconnue c'est surtout le climat de ce roman qui en donne la teinte. L'idée aussi d'une académie de billard disparue du cadastre n'est pas mal. La grande partie de billard de la fin est assez inouïe, il fallait la trouver ! Très original roman, beaucoup, beaucoup d'imagination, chez cet écrivain que je ne connaissais pas.
lundi 1 août 2011 à 11h02
Merci Alain pour ce commentaire de votre lecture. Il va certainement faire plaisir à l'auteur