Avec Le Grand Sylvain, Pierre Bergounioux nous livre un récit magnifique sur l’enfance et son prolongement dans la vie d’adulte. Il y est question d’un enfant de cinq ans, qui contracte sans le savoir une dette avec l’adulte qu’il deviendra, en relâchant une cétoine à la cuirasse d’émeraude, parce qu’il ne sait pas comment la faire mourir. Ensuite, l’adulte qu’il sera devenu n’aura de cesse que de retrouver le papillon envolé, à moins que ce ne soit les heures de l’enfance après quoi l’on court.
Il faut du temps pour lire Pierre Bergounioux. Il faut de la vacance, pas celles qui s’écrivent avec un s et qui témoigne de notre société de consommation où l’on va trouver à la « last minute » le séjour le plus exotique, le plus ensoleillé ou le plus époustouflant à raconter en rentrant. Il faut du temps pour descendre dans cette langue :
Peut-être que le meilleur des soins dont on est continuellement occupé, les travaux et les fatigues de l’âge de raison, ne vont qu’à satisfaire les requêtes impossibles qu’on forma aux premiers jours. Si l’on voyait vraiment, qu’on puisse percevoir les mobiles effectifs de notre action, on n’aurait pas seulement sous les yeux le prosaïque spectacle d’un type en train de suer sang et eau à faire chose ou autre. On discernerait, à trois pas de lui, l’ombre exiguë, le contour du gamin de cinq ans ou huit ou quatorze dont il exécute aveuglément l’injonction.
On part donc en Corrèze, dans un pays où l’on n’arrive jamais, et on y croise le fantôme d’un enfant qui n’ignore pas que la mort soit de ce monde – son grand-père va le quitter bientôt - mais il ne sait pas comment s’y prendre avec un insecte.
Il me faudrait seconder la jeune mort. Un gamin de cinq ou sept ans peut très bien faire gicler la pulpe d’une cétoine, lui substituer un désastre d’élytres froissé et de jus pâles. Mais alors, il se privera de cela même qu’il souhaitait passionnément avoir, conserver.
On respire aussi plus loin l’odeur de l’éther, celle qui fait remonter des souvenirs encore plus lointains, souvenir d’une gorge qu’on soigne avec de longues aiguilles imbibées du liquide anesthésiant, et ensuite « on devra veiller alors, par la suite, à éviter l’objet en question, son odeur surtout, sous peine de voir la vieille épouvante revenir au galop, de se retrouver dans la peau d’un gosse qui tremble à l’autre bout du temps, avec maman qui pleure tout ce qu’elle sait. »
Ironie de l’histoire, ce sera finalement sur le bouchon du réservoir d’essence de la voiture que se posera le Grand Sylvain. Mais ce papillon porte pour sa défense une paire d’antennes pastiches, placés à l’autre extrémité du corps, qui aura trompé une linotte qui lui a croqué une partie de ses ailes. « Il lui avait cédé ses yeux de théâtre et ses narines feintes pour un repas de dupe et, sa beauté perdue, il était assuré de l’immunité lorsqu’il est tombé entre mes mains alors que je savais, moi, comment le prendre sans attenter ni à sa forme ni à ses couleurs, le reflet excepté. »
Méditation autobiographique ou récit sur le temps qui n’est pas linéaire, ce Grand Sylvain est peut-être une métaphore de tout ce que l’on perd et après quoi l’on court ensuite.
Des années durant, c’est ainsi qu’il en va. On cumule les déficits et les noirceurs. On fait l’expérience réitérée de la séparation et de l’impuissance. Chaque jour inscrit quelque chose au registre des pertes, jusqu’à l’instant où l’on se met à regarder autrement ce qui se passe, où l’on s’avise qu’il n’est pas dit, écrit – pas encore, pas tout à fait – que la colonne dont le pied se perd, là-bas, vers l’origine, se prolongera en droite ligne jusqu’à la fin.
Une langue superbe pour dire tout cela, et bien d’autres choses encore.
Alice-Ange
Extrait :
Il y a une dernière chose qu’on peut envier aux insectes, outre la cuirasse, les cœurs épars, la science innée, la stupeur : c’est la patience.
Ils sont un siècle et demi à cheminer par monts et par vaux, perdus dans les forêts de l’herbe, la nuit, cherchant le passage, le tablier des ponts et on voudrait qu’ils soient là, dans l’instant, parce qu’on a cet instant et la prétention, avec ça, d’acquitter une créance qui court depuis le commencement. Le temps passe. L’instant s’achève et tout ce qu’on trouve, c’est de reprocher au gosse, au vrai, qu’on a traîné avec soi, d’être assis, bras ballants, sur une souche, à ne pas chercher. On lui en veut de ne pas déférer à l’injonction du gosse fictif que ses yeux ne sauraient déceler dans l’après-midi blême alors qu’il devrait être manifeste, aux nôtres, qu’il n’y est pas, pour lui, pas encore, puisqu’il est un gosse, un vrai. Si l’on était raisonnable, on se rendrait à l’évidence. On verrait. On accepterait. On se tairait. Au lieu de quoi on adresse des paroles amères à quelqu’un qui n’a rien fait. On veut le charger d’une part de la vieille dette qu’on a contractée. Finalement, c’est une querelle de gosses, même si l’un des deux n’est plus visible et c’est celui-ci, en vérité, qu’il faudrait chapitrer sur son acrimonie, sa mauvaise querelle, son incurable faiblesse.
Le grand sylvain de Pierre Bergounioux - Éditions Verdier - 72 pages
Commentaires
jeudi 22 juillet 2010 à 10h36
Mummh : tentant !
Qui est le "deuxième" Pierre ?
Sylvie
jeudi 22 juillet 2010 à 12h50
Ah Sylvie, il faudra encore attendre quelques jours, pour avoir la réponse à la question ...
Une idée peut-être ?
Je pratique le suspense...
samedi 24 juillet 2010 à 11h03
Je ne sais si les deux ont bien commencé chez le même éditeur, mais j'imagine que le second Pierre est Michon. J'ajouterai qu'à mon sens, malgré la veûlerie de beaucoup d'éditeurs qui font de la retape et publient des textes truffés d'incorrections et de fautes, sous prétexte de faire peuple -le peuple est forcément de mauvais goût, n'est-ce pas ?- et de racoler ceux qui de toute manière resteront indifférents à la lecture, il existe encore quelques écrivains qui s'efforcent d'utiliser au mieux les ressources de la langue, qui ne prennent pas leurs lecteurs pour des débiles légers, qui ne confondent pas saccage et création etc. Le salut viendra peut-être de la prise de parole de ceux qui pensent que l'art transfigure le quotidien et qu'on ne lit pas pour retrouver sous la même forme ce dont on est abreuvé à chaque instant.
Ne désespérons pas, puisque Bergougnoux a ses lecteurs fidèles !
jnf
dimanche 25 juillet 2010 à 20h25
Merci jnf, oui il s'agit bien de Pierre Michon, gagné, j'envisage un billet sur l'un de ses livres aussi, car comme toi je crois qu'il existe des écrivains qui ne prennent pas leurs lecteurs pour des débiles, comme il existe des blogs qui ne prennent pas leurs lecteurs pour des amateurs de littérature de hall de gare. Oui, Bergounioux a des lecteurs, heureusement, et je souhaitais faire découvrir aux lecteurs de Biblioblog qui ne le connaitrait pas cette plume française hors du commun. Heureusement qu'il y a les blogs, loin du tumulte de la vie parisienne. Bonne lecture à tous
lundi 26 juillet 2010 à 09h40
Ces deux "Pierre" là sont mes auteurs favoris! Alors merci d'en parler! "Le grand sylvain" est un beau livre , je l'ai relu il y a peu: l'écriture de Bergounioux est à lire et relire sans modération...J'ai beaucoup aimé aussi "Le premier mot" et "La maison rose".
lundi 26 juillet 2010 à 13h03
Merci Laura.
Oui, à relire sans modération, je suis bien d'accord.
"Le premier mot" fait partie de mes préférés aussi, ainsi que "le matin des origines" dont je suis très fière d'avoir un exemplaire dédicacé ! Je lirai "la maison rose" que je ne connais pas.
Bonnes lectures d'été à vous
mardi 27 juillet 2010 à 12h18
La satisfaction de soi justifie-t'elle de dénigrer ceux qui n'ont pas les memes gouts?
Un peu de modestie svp!!
Moyennant quoi Pierre Bergougnoux est un grand ,merci de le mettre en avant .
mardi 27 juillet 2010 à 13h06
Bonjour Sylvaine, je crois que si jnf et Alice-Ange se sont laissés emporter par leur amour pour Pierre Bergounioux, ils ne voulaient pas pour autant se montrer blessants envers les lecteurs. Parfois l'enthousiasme nous emporte au-delà du raisonnable
Et comme vous êtes une habituée du blog, vous avez pu voir que nous ne pratiquons absolument pas l'élitisme et que toutes les littératures ont leur place ici. 
mardi 28 décembre 2010 à 15h45
Merci pour ce beau billet qui m'a permis de découvrir ce texte de Bergounioux (après avoir lu "La maison rose" et "L'arbre sur la rivière"). Je trouve très juste votre idée de la "vacance" nécessaire pour lire ces mots. Mais, une fois cette disponibilité trouvée, quel bonheur de lecture !
mardi 4 janvier 2011 à 22h21
Oui Elisabeth, tout à fait d'accord. Heureusement qu'on parvient encore un peu à mettre de la "vacance" dans nos vies pour se livrer au plaisir de la lecture. Avec Bergounioux je n'ai jamais été déçue.
mercredi 5 janvier 2011 à 09h56
Pour faire suite au commentaire de jnf (N° 3), il faut remarquer que Desbordes, Michon et Bergounioux ont le même éditeur : Verdier, à Lagrasse dans l'Aude. Alors, foin de chauvinisme d'Audois, mais ce n'est peut-être pas un hasard si les livres de ces auteurs de talent sont typographiquement impeccables. Le respect du lecteur ajoute, c'est évident, au plaisir de la lecture. Et il ne s'agit pas d'un sentiment élitiste.
mercredi 12 octobre 2011 à 11h39
A défaut de "Grand Sylvain", la "Mort de Brune". Quand l'enfance n'a pas les mots pour nommer son univers. Foisonnant, souvent obscur. J'ai cru que le livre me tomberait des mains. Oui, mais voilà : des fulgurances parfois. Et pour elles, on s'accroche, on revient en arrière, on relit. Et elles expliquent tout. Et me voilà accro alors que je n'ai pas encore terminé le livre.
Si Pierre Michon tient autant ses promesses que ce premier Pierre, l'hiver sera lecteur...
Merci de la découverte, Alice-Ange.
jeudi 13 octobre 2011 à 22h22
Merci Sylvie. "La Mort de Brune" est effectivement aussi un grand texte. Et puis oui, Pierre Michon tiendra ses promesses. L'hiver sera donc lecteur ...
Gatsby : tout à fait, je partage ce chauvinisme du Roussillon. Et je vous signale à tous "le banquet du livre", une manifestation organisée par les dites éditions Verdier à Lagrasse. Comme dirait le guide Michelin: "vaut le voyage". Je vous y attends l'année prochaine.
jeudi 8 décembre 2011 à 10h05
"Miette" : un morceau de roi !
Une famille cramponnée à sa terre limousine sauvage, comme un élément premier de cette terre. Qui ne veut que perpétuer l'oeuvre sans cesse recommencée des anciens pour maintenir la pierre, l'arbre, l'herbe dans les limites que l'homme a choisies. Le "je" passe après, le "je" existe si peu. Chacun finit par ressembler à l'autre, au frère, à la mère, comme si c'était la race qui importe, et jamais l'individu.
La langue de Bergougnoux : à chaux et à sable, de force et d'obstination. Et de pudeur pour révéler par exemple, sous les épines d'un caractère, la vie sacrifiée mais consentante, d'une qui aurait pu prétendre à un ailleurs.
Quel beau livre ! Alice-Ange, l'hiver ainsi lecteur, c'est Noël et ses cadeaux !
jeudi 8 décembre 2011 à 22h27
Heureuse Sylvie que tu aies savouré ce "grand Sylvain".
Ton commentaire est très juste, et puis tu as raison, passer l'hiver avec un statut de lecteur, un Bergounioux devant la cheminée : du bonheur à l'état pur ...
jeudi 8 décembre 2011 à 22h32
Ce n'est pas le "Grand Sylvain" que j'ai lu, je n'ai pas encore réussi à l'attraper avec mon filet à papillons !
C'est "Miette". Mais oui, c'est du bonheur !
Difficile après de revenir à des écritures plus sommaires...
jeudi 2 février 2012 à 10h56
Interview de Pierre Bergounioux sur deux pages, dans Télérama de cette semaine.
A ne pas manquer.
vendredi 3 février 2012 à 19h03
Merci Sylvie pour nous avoir signalé cet interview très intéressante dans Télérama
mardi 7 février 2012 à 09h41
Un entretien de 1h20 avec Pierre Bergougnioux :
http://www.dailymotion.com/video/xn...
lundi 13 février 2012 à 16h52
Merci pour ce conseil Kaorinc98 sur dailymotion.
L'article dans Télérama était vraiment très bien aussi, et les commentaires qu'il a suscité très pertinent. A l'image de Jean-Yves Le Gall la semaine d'après qui écrit dans le courrier des lecteurs :
"Témérama, décidément, je t'aime. Je t'aime pour tant de choses (...) mais aujourd'hui je tiens à te remercier pour l'interview de Pierre Bergounioux. Ce monsieur, que je ne connaissais pas, exprime avec talent et simplicité ce que je ressens profondément. (...) Ce qu'il dit au sujet de la culture "affaire de vivants" est d'une justesse à méditer. La barbarie aura vite fait de revenir si nous baissons la garde."
Oui, merci Jean-Yves Le Gall de nous le rappeler, Pierre Bergounioux fait partie de ses écrivains d'aujourd'hui qu'il fait bon (re)découvrir.