A l'est d'Éden est une grande fresque californienne en partie autobiographique. C'est l'occasion pour l'auteur de parler avec tendresse de sa terre natale, la Vallée de Salinas où ses personnages : les Hamilton (Olive, sa mère, était une Hamilton) et les Trask se sont installés. Fresque sur le bien et le mal, les bons et les démoniaques. mais pourquoi, comment un être est-il bon ou bien mauvais ? Cette distinction est-elle acquise ou bien innée ? N'est-elle pas le fruit de nos actes ?
Les parallèles avec la Bible sont nombreux dans ce roman. A commencer par son titre. "La terre de Nod, à l'est d'Éden" est l'endroit où Caïn fuit après le meurtre d'Abel (Genèse 4.16). Le choix des prénoms de ses personnages principaux, Caïn/Charles/Caleb/Abel/Adam/Aaron, n'est pas innocent. A l'est d'éden, l'histoire de l'humanité en résumé.
Steinbeck nous raconte ces deux familles, les liens que se tissent entre elles, mais c'est aussi un petit résumé de l'histoire de la région, de son développement économique au XIX et XXe siècles. Le tout est entrecoupé de morceaux de réflexion de choix. L'extrait choisi est un très bon exemple de ce à quoi l'auteur pouvait réfléchir et où ses réflexions l'ont amené. Il aborde de nombreux sujets notamment l'écriture, la lecture, ce que cherche le lecteur dans un ouvrage.
Une histoire, si elle veut être grande et se perpétuer, doit toucher chacun de nous. L'étrange, l'étranger ne nous touchent pas. Nous voulons des faits profondément personnels et familiers.
ou bien
Nul récit n'a de puissance, nul ne laisse de trace, si nous ne sentons pas qu'il s'agit de nous-même.
On découvrira aussi le grand sens de la formule de l'auteur, soutenu par un style inimitable, une écriture d'une générosité sans borne, d'une qualité irréprochable. Il a cette faculté de nous parler de choses simples d'une façon si éblouissante. Par exemple, quand il présente une des filles de Samuel Hamilton : "même petite, elle avait un appétit de savoir comme en ont les enfants pour une tartine de confiture à l'heure du goûter."
Un roman et des personnages captivants, forts - Elia Kazan ne s'y est pas trompé en adaptant une petite partie de cette histoire dans son film éponyme sorti en 1955 - et on le suit aveuglement sur les plus de 600 pages de cette édition de poche. J'ai une tendresse particulière pour Adam, Samuel inventeur génial mais toujours pauvre, Lee le serviteur plein de sagesse d'Adam, mais aussi Mary, la sœur de l'auteur "qui refusait d'être une fille."
Il y aurait encore tant et tant de choses à dire sur ce roman. Mais en fermant A l'est d'Éden, vous ne pourrez nier le fait que Steinbeck a écrit ici un merveilleux chef d'œuvre, un vrai de vrai, un de ceux qui vous marquent, vous enchantent.
Dédale
Du même auteur : Des souris et des hommes, Tendre jeudi, Rue de la Sardine, Tortilla Flat
Extrait :
Je ne sais pas ce que nous réservent les années à venir. De monstrueux changements se préparent, des forces dessinent un futur dont nous ne connaissons pas le visage. certaines d'entre elles nous semblent dangereuses parce qu'elles tendent à éliminer ce que nous tenons pour bon. Il est vrai que deux homes réunis soulèvent un poids plus aisément qu'un homme seul. Une équipe peut fabriquer des automobiles plus rapidement et mieux qu'un homme seul. Et le pain qui sort d'une fabrique est moins cher et de qualité plus uniforme que celui de l'artisan. Lorsque notre nourriture, nos vêtements, nos toits ne seront plus que le fruit exclusif de la production standardisée, ce sera la tour de notre pensée. Toute idée non conforme au gabarit devra être éliminé. La production collective ou de masse est entrée dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l'idée de collectivité à celle de Dieu. Il est trop tôt. Là est le danger. La tension est grande. Le monde va vers son point de rupture. Les hommes sont inquiets.
Aussi, il me semble naturel de me poser ces questions. En quoi crois-je ? Pour quoi dois-je me battre ? Et contre quoi dois-je me battre ?
Notre espèce est la seule créatrice et elle ne dispose que d'une seule faculté créatrice : l'esprit individuel de l'homme. Deux hommes n'ont jamais rien crée. il n'existe pas de collaboration efficace en musique, en poésie, en mathématiques, en philosophie. C'est seulement après qu'a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l'exploiter. Le groupe n'invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau isolé de l'homme. Or, aujourd'hui, le concept du groupe entouré de ses gendarmes entame une guerre d'extermination contre ce bien précieux : le cerveau de l'homme. En le méprisant, le l'affamant, en le réprimant, en le canalisant, en l'écrasant sous les coups de marteau de la vie moderne, on traque, on condamne, on émousse, on drogue l'esprit libre et vagabond. Il semble que notre espèce ait choisi le triste chemin du suicide.
Voici ce que je crois : l'esprit libre et curieux de l'homme est ce qui a le plus de prix au monde. Et voici pour quoi je me battrai : la liberté pour l'esprit de prendre quelque direction qu'il lui plaise. Et voici contre quoi je me battrai : toute idée, religion ou gouvernement qui limite ou détruit la notion d'individualité.
A l'est d'Eden de John Steinbeck - Éditions Le Livre de Poche - 631 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par J.-C. Bonnardot.
Commentaires
jeudi 5 août 2010 à 10h48
Dédale, c'est troublant que tu publies ce billet aujourd'hui. Un ami, hier, me posait la question très usée : quel seul livre emporterais-tu sur une île déserte. Sans réfléchir, c'est ce titre qui s'est imposé à moi. Beaucoup, mais pas seulement, à cause de l'adaptation au cinéma par Kazan et du mythe "James Dean" qui en est résulté. Surtout parce que j'ai, en une vision, retrouvé le contexte dans lequel j'ai lu ces 648 pages et ressenti à nouveau, intact, l'enthousiasme de l'adolescent tourmenté que j'étais. Je lâche donc tous les bouquins que j'ai en train pour accomplir dare-dare ce pèlerinage.
jeudi 5 août 2010 à 11h07
Très convaincant, ce billet; et quel beau passage ! Les pavés me font toujours un peu peur mais je me laisserai tenter un jour ou l'autre.
jeudi 5 août 2010 à 14h50
Ce que j'ai pu aimer ce roman... j'en garde un souvenir très fort et c'est certain que je le relirai un jour!
jeudi 5 août 2010 à 20h03
Les grands esprits, Gatsby, les grands esprits
Bon pélerinage 
Schlabaya, ce n'est qu'un passage parmi tant d'autres. Difficile a été de devoir choisir
Si tu succombes un jour à cette tentation, il serait sympathique de revenir nous dire ton ressenti. A bientôt donc.
Karine:) : il est vrai que ce n'est pas n'importe quel roman ! Assurément un de mes gros coups de coeur de cette année.
dimanche 8 août 2010 à 13h35
5 ans déjà que j'ai lu ce livre, il m'avait beaucoup plus, en particulier la profondeur de ces personnages, très travaillés, très réussis. Bref, un grand plaisir, peu importe le nombre de pages, on s'y abandonne sans souci. Je le recommande fortement.
dimanche 8 août 2010 à 19h25
Hello Tubuai. Contente de te lire ici et surtout sur cet ouvrage
Entièrement d'accord avec toi, le travail sur les personnages est vraiment poussé, approfondi. Remarquable.
mercredi 11 août 2010 à 09h48
Du grand Steinbeck.
Bel article !
mercredi 11 août 2010 à 13h57
Effectivement, du grand Steinbeck. Merci Marc
lundi 16 août 2010 à 17h18
Je n'ai pas retrouvé mon exemplaire ..il a fallu que je me précipite dans ma librairie et ouf il y était .Il m'attend maintenant sur le haut de la pile et je me sens beaucoup mieux ....Je vais à nouveau me régaler ,un grand coup de jeunesse en perspective car comme Gatsby c'est un texte qui m'avait enthousiasmée , c'etait juste hier ...
lundi 16 août 2010 à 20h35
Ouf, un exemplaire en librairie. Cela aurait été dommage de rater de telles retrouvailles, Sylvaine. Un Steinbeck, cela ne se manque sous aucun prétexte
mardi 17 août 2010 à 18h42
Un très beau livre que j'ai lu deux fois il y a de cela quelques années mais dont le souvenir reste ancré.
mardi 17 août 2010 à 19h47
Eh oui, encore un de ces titres que l'on oublie pas si facilement.
samedi 21 août 2010 à 15h56
Je viens à peine d'entamé la 4ème partie du bouquin, que j'ai commencé cet été. C'est mon premier Steinbeck et : "wouaw".
Sa façon de décrire l'indescriptible, d'une manière si simple et tellement forte... Unique. Je vous garantis que d'autres lectures "Steinbeckiennes" vont suivre très vite... Merci pour ce billet.
samedi 21 août 2010 à 16h00
Ah oui, un des passages qui, pour l'instant, étant donné que je n'ai pas terminé l'ouvrage, m'a le plus marqué, est cette lettre de Tom Hamilton à la toute fin de la troisième partie, après le décès d'Olive, et cette dernière phrase : "Puis il partit vers le Sud, vers les collines stériles des Hamilton. C'était un garçon qui savait vivre".
samedi 21 août 2010 à 17h48
Merci Adam pour ce ressenti si plein d'enthousiasme. A n'en pas douter, ici aussi il y aura encore d'autres lectures "Steinbeckiennes" :-))
vendredi 2 septembre 2011 à 15h11
Ce livre est un monument, je le relis depuis que j'ai 16 ans (j'en ai 52), tous les ans ou tous les deux ans... Je ne m'en lasse pas. C'est Steinbeck qui m'a donné envie de lire et c'est "A l'Est d'Eden" qui m'a donné envie d'écrire.
Quelle belle histoire sur la vie, sur l'amour, la passion, la haine, la mort, la jalousie... tout ce qui existe et tout ce qui est.
La dédicace de Steinbeck à Pascal Covici résume tout : Steinbeck a tout mis dans ce coffret et le coffret n'est pas encore plein.
jeudi 8 septembre 2011 à 07h39
D'accord avec vous, Tinéa, c'est une histoire à lire et relire pour un plaisir constant. Il n'en existe pas beaucoup des comme ça.
vendredi 8 juin 2012 à 23h21
J'ai découvert Steinbeck avec les Raisins de la colère que j'ai beaucoup aimé. Je viens de me procurer à l'est d'eden et je voulais d'abord connaitre les impressions de ceux qui l'ont lu. J'avoue que vos commentaires m'ont donné envie de ne plus perdre de temps et de l'attaquer !
samedi 9 juin 2012 à 09h07
Mezmez, je te recommande vivement la lecture de "A l'est d’Éden, d'après moi le plus fort roman de Steinbeck. Évacue cependant l'idée de retrouver le film de Kazan, splendide, mais qui ne s'inspire que d'un petit tiers du livre. Et prends tout ton temps, cette œuvre majeure le mérite. Et reviens nous dire tes impressions.
samedi 9 juin 2012 à 09h30
Je n'ai rien à ajouter. Gatsby a déjà tout dit et fort bien dit
mercredi 21 novembre 2012 à 17h15
Je suis en train de lire à l'est d'eden : un chef d'oeuvre absolu. Il y a tout chez ce Steinbeck. Des descriptions précises et lumineuses, une profonde réflexion philosophique, des références, notamment bibliques. A garder à portée de main une fois lu, pour s'y replonger au hasard des pages, comme on le fait avec tous les vrais et grands romans....selon son humeur, le temps qu'il fait ou le temps qui passe.
mercredi 21 novembre 2012 à 22h41
Tout est dit dans votre commentaire, Ryco21. Un tel chef d’œuvre vous console d'autres lectures à la mode, bien pâlichonnes en comparaison.