Les fabuleuses années soixante. Période de faste et de bonheur dans la mémoire collective et dans celle du premier narrateur. Du moins c'est ce dont il essaie de se convaincre… mais sont-elles si fabuleuses quand on est une brebis galeuse, que sa mère dort à l'asile psychiatrique et que la grand-mère qui s'occupe de vous passe son temps à distribuer des œufs tout juste « sortis du cul de la poule » ?
Dans le deuxième acte, on entend la voix de Nicola, enfermé à l'asile depuis 35 ans. Nicola lui aussi se souvient de ces fabuleuses années soixante pendant lesquelles il a vu le jour ; même si son père a oublié de le déclarer à l'état civil ; même s'il passait ses journées dans la montagne pour garder les brebis ; même si ses frères le laissaient dehors pendant qu'ils recevaient des femmes qui lèchent les hommes nus ; même si…
Le premier narrateur reprend la parole pour le dernier acte. Nicola et lui sont maintenant adultes ; nous sommes en 2005 et ils habitent tous deux à l'asile psychiatrique. Les fabuleuses années soixante sont loin derrière eux…
En filigrane, on retrouve tous les motifs de ces fameuses années 60 : les mini-jupes, la musique, les films de martiens… Sous l'apparence innocente d'un conte sur l'enfance, Ascanio Celestini dresse une charge acérée sur les début de la consommation de masse et la violence des institutions religieuses et psychiatriques – quand l'électrochoc et la trépanation étaient les seuls traitements envisagés. Mais il nous parle aussi de préoccupations plus intemporelles comme la peur de la mort et du noir, la folie et l'identité.
Ascanio Celestini, tel un funambule, jongle en permanence avec les émotions du lecteur. Et il faut être habile pour réussir en quelques phrases à passer du rire à l'angoisse.
En jouant sur la répétition de certaines phrases, qui reviennent dans la bouche de l'un ou l'autre narrateur comme des leitmotivs, l'auteur rend plus prégnant l'impression de claustration, tout en lui donnant quelque chose de presque anodin, comme un refrain que l'on chantonnerait sans y penser. Mais bien sûr, rien n'est innocent et l'auteur réserve à son lecteur un dénouement à l'image de son récit : doux-amer, comme la vie. Ou la mort.
C'est vraiment un très beau texte, aussi court que fulgurant, et si vous avez un ou deux heures devant vous, je vous invite vivement à découvrir la plume de Ascanio Celestini.
Laurence
Extrait :
Sur le sable nous avons bâti un château de sable. Et puis ma grand-mère m'a rhabillé et elle voulait me ramener à la maison pour dormir. Mais moi je lui ai dit « nous ne pouvons pas laisser le château. Cette nuit, il y a des gens qui viendront le foutre en l'air. » Mais elle dit « la nuit sur la plage il y a des vagues qui arrivent. Et elles l'emmènent au fond de la mer. Et le château devient la maison des poissons. Parce que le jour, la mer est pleine de la lumière du jour et les poissons sont contents. Mais la nuit, la mer est pleine du noir de la nuit et les poissons deviennent fous. Alors à ces pauvres fous, on leur donne une maison pour aller dormir.
Parce que dans le noir on a peur. Et qu'on peut mourir d'avoir peur dans le noir. »
La brebis galeuse
de Ascanio Celestini - Les Éditions du Sonneur – 121 pages
traduit de l'Italien par Olivier Favier
Commentaires
mercredi 11 août 2010 à 15h36
Pourquoi laisser des lecteurs croire qu'Ascanio Celestini écrit directement en français?
Son traducteur Olivier Favier doit avoir une petite part dans l'intérêt que vous portez à ce texte, puisque vous en citez un extrait.
Pourriez-vous ajouter, si c'est encore possible, "traduit de l'italien par...etc"? C'est un élément de l'info au même titre que le nombre de pages.
jeudi 12 août 2010 à 16h46
Bonjour Françoise,
il n'était pas dans mon intention de laisser croire que l'auteur avait écrit en français (auquel cas, il aurait été classé dans la rubrique "Littérature francophone"), ni de sous-estimer le travail du traducteur. Je sais que certains des rédacteurs du site précisent systématiquement le nom du traducteur, chose il est vrai que je néglige souvent. Je vais donc ajouter l'information. Mais je trouve à mon tour dommage que votre commentaire ne se centre que sur cet oubli en omettant le travail de l'auteur. Avez-vous lu ce court roman et l'avez-vous aimé?
jeudi 12 août 2010 à 17h25
Pardon pour le ton, c'est vrai, un peu sarcastique de mon commentaire. Mais on oublie si souvent de citer et la langue d'origine et le nom du traducteur, en toute bonne foi, d'ailleurs.
C'est sans doute parce que je suis moi-même traductrice que j'accorde une importance particulière à ce genre d'information: il y a des livres traduits que je lirai en toute confiance sur le seul nom du traducteur, et d'autres que je repose instantanément sur l'étagère de la librairie... Il me semble que si les traducteurs étaient systématiquement cités, et si les traductions étaient systématiquement critiquées dans la presse, en bien comme en mal, les livres, les auteurs et les lecteurs y gagneraient.
Je n'ai pas lu le livre dont vous parlez, ni en italien ni en français, ce qui limite mon commentaire, évidemment. Cependant, la lecture des quelques lignes que vous donnez montre qu'Olivier Favier, un jeune traducteur, je crois, est doué: c'est la raison pour laquelle je me suis permis d'intervenir.
vendredi 13 août 2010 à 13h45
Cet échange, finalement constructif, me permet de rendre hommage à Françoise Brun dont j'admire le magnifique travail de traduction des livres d'Alessandro Baricco, un de mes écrivains préférés.
vendredi 13 août 2010 à 14h21
Ciel, me voilà le bec cloué de fort élégance et gentille façon!

Merci tout de même, Gatsby