En ces années 70, Marnus a 10 ans. Il vit au Cap dans une famille bien sous tous rapports : croyants, pratiquants, milieu bourgeois. Par le truchement de Marnus, on suit la vie des Erasmus, bel exemple de l'élite afrikaner. Pour autant l'auteur ne fait pas parler l'enfant comme un gamin, ce qui est très appréciable. Ses idées sont claires, posées, même si elles s'expriment autour des centres d'intérêt d'un enfant de 10 ans : ce qu'il ne faut pas faire pour ne pas être grondé par sa mère, son exaspération face à l'attitude de sa sœur aînée Ilse, bonne en toutes ses activités et ayant pris la grosse tête depuis son voyage en Hollande, Sans oublier les petites surprises que la servante coloured Doreen glisse dans sa boite de déjeuner.

Son père est le plus jeune major-général de l'armée d'Afrique du Sud sous le régime Afrikaner. C'est surtout le Dieu, le héros, la référence absolue de Marnus. L'enfant croit tout ce que ses parents et surtout son père dit. Impossible à cet âge de mettre en doute les paroles de parents que l'on aime.

Mais vous lecteurs adultes savez que le tableau est loin d'être si angélique. Votre cœur fait des bonds d'horreur à cette lecture, face à tous ces principes qui fondent l'idéologie de l'apartheid, quand sous couvert de bonne morale et de religion, on cache les actes les plus ignobles. Le génie de Mark Behr est justement de parler de cette société afrikaner sans jamais, jamais user du mot Apartheid.

Quand tous ces Noirs et ces Coloured vont se mettre à étudier, les choses ne vont plus être aussi faciles que maintenant, Ma mère dit que les Coloured sont comme ça. On ne peut jamais leur faire confiance. Après toutes ces années, pendant lesquelles vous leur avez donné un travail et un salaire décent, ils se retournent et vous poignardent dans le dos.

L'auteur glisse aussi une belle critique de l'hypocrisie diplomatique de certains pays membres de l'ONU. Peu de pays s'affichent comme étant amis avec l'Afrique du Sud mais, en sous-main, beaucoup cherchent à être en bonne place pour les marchés militaires. Le père de Marnus reçoit souvent des visiteurs étrangers dont il ne faut absolument pas parler à l'extérieur. C'est un "secret national". Comme ce Mr Smith à l'accent espagnol et venu du Chili. Cette visite va bousculer le petit monde de Marnus. Les non-dits, les silences en feront le complice des adultes.

Papa dit toujours que les souvenirs les plus précieux, c'est ce dont on se souvient de son enfance. On n'oublie jamais les choses qu'on a apprises ou les choses qui se sont passées pendant l'enfance. Ces choses constituent les fondations pour l'avenir.

Le récit du petit Marnus est entrecoupé des pensées d'un Marnus plus âgé. L'homme est engagé volontaire lors du conflit contre l'Angola. Même si le procédé littéraire est intéressant, il n'apporte à mon sens rien de plus à l'histoire. L'auteur aurait presque pu en faire l'économie sans ébranler tout le roman.

A cette réserve près, L'odeur des pommes est une de ces lectures qui vous laissent sans voix. Et Mark Behr, un auteur à suivre de près.

Dédale

Extrait :

Papa raconte au général que le monde entier est ligué contre l'Afrique du Sud parce que nous avons tout l'or, tous les diamants et tous les minéraux. Nous contrôlons aussi la route maritime du Cap. Il dit que le monde se cache derrière cette histoire de Bantous – mais nous, au moins, nous n'avons pas tué tous nos Noirs comme les Américains ont tué leurs Peaux-Rouges et les Australiens leurs Aborigènes. Papa dit qu'on peut penser un tas de choses à propos des Afrikaners, mais personne ne peut dire qu'ils sont malhonnêtes. Nous ne nous cachons pas derrière nos lois, contrairement au reste du monde.
Papa dit qu'un des problèmes, c'est que les meilleurs Noirs ont été pris par les marchands d'esclaves. Le sang qui est resté en Afrique est le sang des Noirs les plus stupides – raison pour laquelle on ne peut trouver nulle part un Noir bien éduqué. A-t-on jamais entendu parler d'un Bantou qui aurait inventé quelque chose comme le téléphone, la roue ou le moteur à explosion ? Non. Papa dit que c'est parce que les Noirs les plus intelligents et les plus forts ont été expédiés en Amérique. L'Amérique a les Noirs les plus intelligents et elle pense qu'elle peut venir apprendre à la République comment traiter les nôtres. Le monde entier fait tout pour faire croire à nos peuplades primitives que la République leur appartient en fait.

L'odeur des pommes
L'odeur des pommes de Mark Behr - Éditions JC Lattès - 299 pages
Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Pierre Guglielmina.