Le 15 décembre 1891, le navire Niuroahiti disparaît en Polynésie. Quelques mois plus tard, à plusieurs milliers de kilomètres de son port de départ, il accoste sous un faux nom dans une île du Pacifique où il est arraisonné par les autorités locales. Seuls membres de l’équipage d’origine : deux frères, Joseph et Alexandre Rorique, et le maître queux du bâtiment, Mirey, un homme aux allures de faux-jetons. Sur accusations de ce dernier, les Rorique sont arrêtés. Soupçonnés de meurtres et d’actes de piraterie, ils ne cesseront, lors de leur procès, de clamer leur innocence.

Les deux hommes sont assez complexes. Jamais ils ne veulent être séparés sauf si pour vivre, ils doivent accepter des engagements en solo. Alexandre est l'aîné, Joseph le cadet sont de sacrés gaillards, des marins accomplis, cultivés car ils parlent plusieurs langues étrangères. Plus tard dans le récit, on apprendra qu'ils ont changé plusieurs fois d'identités. En fait, ils sont fils d'une veuve Degrave résidant en Belgique et qu'ils sont bardés de médailles pour faits de sauvetages en mer.

A la fin du dix-neuvième siècle, tout est bouleversé en France. Le procès des frères Rorique va défrayer la chronique. C'est l'occasion pour l'auteur de présenter l'ambiance politique de l'époque. Entre les attentats d'anarchistes, les relents d'antisémitismes dont le Capitaine Alfred Dreyfus pâtira, sans oublier le scandale financier du canal de Panama, la défense des frères Rorique-Devagre semble mal engagée "devant le Tribunal maritime de Brest, juridiction d'exception ayant pour but de réprimer les crimes commis en mer, de juger pirates et boucaniers d'une manière expéditive".
Grâce à l'énergie de leur comité de soutien en Belgique, leur condamnation à mort sera commuée, après moult péripéties politiques, en déportation à vie au bagne de Cayenne.

De pareils tigres est organisé comme un dossier pénal. L'auteur offre là un roman polyphonique et donne la parole aux différents protagonistes de l'affaire avec, évidemment, une bonne place pour les accusés, pardon, les inculpés. A cette époque, la présomption d'innocence n'existait même pas (Il faut attendre la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948). Dès leur arrestation, ils sont traités comme des coupables, de dangereux pirates. Les conditions d'emprisonnement durant leur transfert en France sont des plus sommaires. Dignes d'un transport de bois d'ébène au bon vieux temps de l'esclavage.

Tout cela donne un roman assez copieux en dépaysement, informations historiques. Gauguin et Joseph Conrad sont même de la partie. La fiction se mêle à la réalité.
Les petits bémols sont à noter tout de même. Gauguin me semble un peu pleurnichard et ses interventions en dehors du procès n'apportent rien de plus à l'histoire. Ensuite, disposer d'une carte détaillée des archipels polynésiens pour suivre les voyages des Rorique serait un plus à prendre en compte pour les prochaines éditions de ce roman. Difficile de s'y retrouver quand on ne sait pas où se trouve les îles des Tuhamotu par rapport à Tahiti. Les noms des îles et atolls font rêver mais manquent cruellement de réalité. Cette carte permettrait de mieux appréhender les déplacements des Rorique-Devagre.

Voilà donc une affaire des plus complexes présentée de façon fort plaisante. Pourtant, en fin de lecture, j'ai encore du mal à me faire une opinion précise quant à la culpabilité ou non des deux marins. Le doute persiste. Il doit donc profiter aux inculpés. Le mystère reste entier. Saurez-vous l'élucider ?

Dédale

Extrait :

La goélette s'approche du quai, une amarre est jetée, une ombre sort du noir qui l'attrape au vol, la frappe autour du fût d'un canon planté dans le sol, et alors que l'aube gagne sur la nuit, on se rend à la proue pour pisser par-dessus bord. la goélette se nomme Papeete, le port également, nous sommes Alexandre et Joseph Rorique, cela se passe à Tahiti en 1891, un jour ou deux après le 14 juillet, et c'est moi, Joseph, qui parle, mais ce serait pareil si Alexandre s'y mettait parce qu'on est frères et que nous menons la même vie, quand l'un commence une phrase, l'autre la finit. Maintenant, des rayons de soleil glissent sur la mer, ricochent sur les arbres de la rive, un chien déboule d'on ne sait où, s'assied sur l'herbe juste sous le mât de beaupré, un chien vraiment moche qui nous fixe, il doit porter malheur, et je ramasse un faubert traînant sur le pont, le lance vers le clébard qui détale.
Cinq jours plus tôt, pour pouvoir monter à bord de la Papeete en escale à Rarotonga, on a dû se présenter au capitaine Wohler, je dis :
- Nous sommes frères, nous sommes marins, seuls rescapés du naufrage du Général Brash aux îles Marshall, dans une passe de Jaluit.
Alexandre ajoute :
- Nous ne possédons plus de papiers d'identité, ils sont au fond de l'eau, mais le résident allemand nous a fourni un document, le voici.
Et il tend à Wohler une feuille revêtue du sceau impérial confirmant que nous sommes bien Alexandre et Joseph Rorique, l'un et l'autre nés à Natal en Afrique du Sud de parents originaires de Jersey.
Nous parlons peu de Jaluit et du naufrage, pas beaucoup plus de la manière dont nous avons gagné Penrhyn, un autre atoll inhospitalier - ne le sont-ils pas tous ? - vers le nord de l'archipel des Cook, et à propos de Rarotonga où nous avons débarqué deux mois plus tôt, je déclare :
- Voilà une île plus aimable, haute, verdoyante, mais on s'y emmerde à cause des pasteurs anglais, comme vous le savez, capitaine, ici plus de danses, plus de fornication, rien que de la prière et du sermon.
Afin de gagner la sympathie de Wohler, on s'exprime en allemand, sa langue maternelle, pour nous faire valoir, je dis :
- On sait aussi le français, l'anglais, l'espagnol, un peu le maori et même le bichlamar.

De pareils tigres
De pareils tigres de Jean-Marie Dallet - Les Éditions du sonneur - 260 pages