Le texte de Doris Lessing est un intelligent et argumenté plaidoyer sur le partage des livres, la lecture, l'enseignement, la culture. Elle dénonce en termes clairs l'attente désespérée des enfants, des enseignants locaux à disposer de livres scolaires de tout niveau, également des classiques ou ouvrages en tout genre, sans oublier des méthodes d'enseignement.
Le bibliothécaire du village n'est très souvent qu'une personne ayant tout juste suivi quatre ou cinq ans de scolarité. Mais il n'a pas été formé à enseigner à des enfants assoiffés de connaissance.
Ces derniers font parfois des kilomètres depuis leur village perdu pour apprendre les bases d'un enseignement qui les aidera à vivre, à exercer un métier et sortir de leur condition où les politiques de leur pays les laissent délibérément croupir. Doris Lessing, en ne prenant que l'exemple du Zimbabwe qu'elle connaît bien et de la dictature de Mugabé, sait de quoi elle parle. Elle ne théorise pour autant pas.

Elle fait aussi le parallèle avec ces générations d'enfants occidentaux, saturés de moyens qui perdent de plus en plus et de plus en plus vite la connaissance. L'ère de l'internet, de la télévision, du tout puissant Google font des dégâts. De nos jours, il n'est pas rare de rencontrer "le Barbare instruit" : "cette personne longuement formée (et grassement payée) est, en dehors de sa discipline, totalement ignorante".

Les enfants ont des professeurs qui n'ont peut-être jamais entendu parler de Goethe, qui pensent que Le Journal de Bridget Jones, c'est de la littérature.

Selon elle, c'est en sortant ces populations de la misère intellectuelle que le développement sera possible. Il faut donc que les lecteurs des pays riches s'activent à partager leurs livres, s'engagent à créer plus de bibliothèques dans les pays qui n'en ont pas. Il faut des livres et des lieux pour y apprendre la lecture, les mots, le monde extérieur. Des livres comme autant de clés vers des richesses inaccessibles.

L'esprit d'une personne qui n'a pas lu ressemble à l'un de ces paysages où la poussière tourbillonne d'un horizon à l'autre.

Dans ce pamphlet politique, Doris Lessing a les mots qu'il faut. "Elle part d'une expérience concrète pour élargir le problème et s'interroger sur nos comportements", comme la relaye Alberto Manguel, auteur entre autres, d'une Histoire de la lecture, et ici de la postface. Selon lui, "Doris Lessing pose aux lecteurs des questions fondamentales sur leur rôle et leur responsabilité dans le monde. Pour elle, être lecteur est une prise de pouvoir, un acte révolutionnaire qui permet d'accéder à la mémoire du monde, d'être un citoyen dans le sens le plus profond du mot". Ces propos sont forts mais ils me semblent frappés de bon sens. Par la culture, on accède à la connaissance, acquiert un sens critique, une ouverture d'esprit qui permet de ne pas être enfermé dans des systèmes pas ou peu démocratiques.

A la fin de cette lecture, vous n'aurez qu'une envie : faire le tri dans votre bibliothèque pour en faire don. Mais attention : "le don doit être un acte pensé. Ne cherchons pas à écouler coûte que coûte nos vieux livres sous prétexte que les démunis se satisferaient de tout."

Dédale

Extrait :

Il fut un temps où l'arrivée d'un nouvel ouvrage était attendue. Il était alors lu à haute voix par un professeur ou un érudit, ou encore, si le contenu s'y prêtait, par un prêtre ou un prêcheur. Les gens venaient nombreux, et de loin, ils restaient debout à écouter, puis une fois rentrés dans leur village, leur ferme, leur bourgade, ils tournaient et retournaient dans leur tête cet élément nouveau, ces idées nouvelles. Il arrivait qu'ils ne se couchent pas de la nuit, tant leur enthousiasme, leur intérêt, étaient grands.
Puis, graduellement, la révolution de l'imprimerie fit entrer des livres dans les foyers qui n'en avaient encore jamais vus. Et avec les livres vinrent les idées qui emporteraient rois et églises.
Dans une école du Zimbabwe où l'on avait réussi à réunir suffisamment de livres pour assurer un cours de lecture, les élèves, une fois la séance terminée, devaient passer devant l'instituteur qui regardait leurs camarades de classe les fouiller l'un après l'autre, au cas où l'un deux aurait eu la tentation de dérober un précieux ouvrage.
Un matin, on trouva dans le lit d'un enfant de six ans un épais volume sur la couverture duquel était inscrit Physique supérieure. La physique, à notre époque, a fait de grands bonds en avant, des bonds aussi longs, parfois, que des années-lumière, des années stellaires. La physique de la fin des années trente n'est pas celle de 1990. L'ouvrage était le rebut d'une lointaine excellence.
Le coupable fut amené, sanglotant, devant ses juges, un instituteur, qui était un garçon de dix-neuf ans, et son assistant, un gamin de douze ans.
"Pourquoi as-tu volé ce livre ?"
Pas de réponse. L'enfant pensait peut-être, comme cela nous arrive souvent : "quelle question stupide."
"Tu ne peux pas le lire parce que tu ne sais pas lire. C'est à peine si tu peux le soulever. Pourquoi l'as-tu volé ? Pour quoi faire ?
- Je voulais avoir un livre à moi", avoua le malfaiteur dans un sanglot.

C'est ainsi qu'un jeune noir du Zimbabwe a volé un manuel de physique supérieure
C'est ainsi qu'un jeune noir du Zimbabwe a volé un manuel de physique supérieure de Doris Lessing - L'Escampette Éditions - 68 pages
Traduit de l'anglais par Isabelle Reinharez