Autour de cet évènement, l'auteur va s'interroger, nous questionner en cercles concentriques sur la place du narrateur dans ce train parmi les autres voyageurs réagissant différemment à cet arrêt intempestif, dans sa vie, dans celle du monde. Le narrateur, dont on ne connaîtra jamais le nom, est un homme épuisé par un déjà très long voyage depuis Nycosie, capitale chypriote marquée par les années de guerre. Il s'en retourne chez lui à Nantes, vers un appartement où personne et plus rien ne l'attend.
L'attente s'éternisant, il va finir par converser avec sa voisine de fauteuil. Enfin, ce sera une narration sur l'altérité. Que sommes-nous pour les autres, par rapport aux autres ?

Cet incident de personne est aussi celui du narrateur, animateur d'ateliers d'écriture. C'est un homme qui sombre de plus en plus, lesté qu'il est par toutes les confidences, les histoires que les participants des ateliers ou les personnes rencontrées dans sa vie, ont déversé devant lui. Il est comme une éponge. Le confident à qui on livre les secrets les plus lourds, de ceux que l'on enfouie au plus profond de son être, de son âme.

J'ai prié pour que vous n'ayez aucune histoire à me confier. Je ne suis plus apte à entretenir une conversation, encore moins à écouter des confidences. je déborde.

Cet accident de train, une fatigue, un épuisement immenses font que les rôles sont enfin inversés. C'est lui qui va parler et sa voisine de fauteuil recevra ses histoires, son histoire. Ses digues, lézardées bien avant ce voyage, font céder.

Sans être un monologue au sens strict, l'homme va se raconter, d'une façon plus ou moins brouillonne comme on peut le faire quand on veut dire des choses, en taire d'autres mais que ces dernières sortent tout de même. Sa voisine est consultante, psychologue pour des entreprises. Elle sait écouter. Elle sait se taire quand il le faut et surtout elle ne juge pas.

Éric Pessan nous offre là une histoire presque ordinaire - car qui n'a pas eu à écouter un jour les histoires de son voisin de voyage - mais qui n'a rien de soporifique, d'ennuyeux. Le choix d'une écriture dépouillée, d'une grande sobriété a été à mon sens très judicieux. Rien n'est de trop. En hommes de lettres, le narrateur et l'auteur savent choisir les mots justes, ceux qui pèsent ce qu'il faut. Distribuées comme de petites perles au milieu d'un sable d'or, on trouvera quelques formules à la résonance certaine. L'empathie est là aussi mais rien est fait pour lester le lecteur du trop plein déversé dans ce train. On reste attentif, à l'écoute de ces réminiscences teintées de melancholia. L'empreinte en nous sera nette. L'empathie, le questionnement sont là. Comment ne pas être saturé par toutes les histoires versées ? Que reste-t-il de soi après cela ?

J'ai aimé cet homme, son histoire, son vécu au travers de ses rencontres via les ateliers d'écriture. J'ai aimé cet homme qui se dit personne : un type sans histoire, cousu de récits de vie qui ne sont pas les siennes.

On pourrait dire encore beaucoup de choses de ce roman. Éric Pessan nous donne aussi à réfléchir sur ces fameux ateliers d'écriture, le besoin de certains à s'épancher sur le papier. Que vient-on trouver, chercher dans ces ateliers ? Quel est notre rapport avec la littérature, l'écriture, le rôle de l'animateur ? Jusqu'où peut-il "recevoir" certains textes ?

Je déborde de toute cette misère : ces éclats de vie, ces phrases mal foutues souvent, magnifiques parfois, pour dire que l'on a des mots-rasoirs en soi et que l'on a peur de les manipuler par crainte de s'y trancher les veines.

J'ai aimé ce roman, le style mesuré, pudique de l'auteur. Sur une idée pas évidente au départ, Éric Pessan a réussi son pari : parler des autres sans parler de soi, parler du monde et de notre place dans tout cela.

Billet spécialement dédicacé à l'attention d'Estelle, Tatiana et Cœur, en souvenir d'une discussion sur les ateliers d'écriture.

Dédale

Extrait :

Je suis trop préoccupé par mes propres pensées pour que la conversation roule doucement. Ce serait à moi d'entretenir le feu. Distraitement, je relis plusieurs fois chaque titre à la une du journal. Je regrette presque de l'avoir acheté, ce journal, qui contient surtout des anecdotes, des bribes de récits, des nouvelles histoires qui s'agglomèrent aux histoires dont je déborde. Je suis encombré. Au lieu de me décharger j'ai perdu beaucoup de temps à faire autre chose : à fuir, à trop boire, à continuer d'accumuler des histoires. Je suis saturé maintenant, j'aime bien la définition chimique de ce verbe : rendre impossible l'ajout de nouveaux éléments. Saturée de sel, l'eau n'arrive plus à le dissoudre, il tombe comme de petits cailloux au fond du verre. L'étymologie des mots m'est souvent d'un grand secours. Les mots sont mon outil de travail et il vaut mieux connaître ses outils. J'apprends aux autres à user des mots et - en échange - ils m'envoient des paquets de phrases dans la gueule. C'est mon métier, c'est la raison de mon voyage à Chypre. C'est pourquoi je cherche le silence. Je ne veux plus que l'on me raconte quoi que ce soit.

Incident de personne
Incident de personne de Éric Pessan - Éditions Albin Michel - 183 pages