Mais avant de vous parler du recueil de nouvelles qui nous occupe ici, laissez moi vous détailler ce qu'est le livret-carte postale : il s'agit d'un mini-livre, au même format que la dite carte postale, contenant une nouvelle francophone contemporaine de quelques pages. En lieu et place de la dernière de couverture, un espace attend l'adresse du destinataire, le petit mot que vous désirez ajouter et l'emplacement du timbre. Il vous suffit ensuite de cacheter le tout, de l'affranchir au tarif normal puis de le glisser dans la première boite postale. Le livret que j'avais donc choisi, Manger une poire, est une ode à la sensualité : à travers la dégustation d'un simple fruit, Bertrand Runtz éveille les souvenirs d'enfance, la jouissance des papilles mais aussi l'art de l'attente qui exacerbe le plaisir. Et comme de l'art culinaire à l'art amoureux il n'y a qu'une respiration, la nouvelle se finit par une très belle évocation du plaisir charnel. Un très joli petit texte donc à envoyer à celui ou celle que l'on dévore du regard.
Dans le recueil de nouvelles, Comme un clou planté dans la page, Bertrand Runtz quitte le registre de la sensualité pour s'intéresser aux liens complexes qui peuvent unir les membres d'une famille. Dans la première nouvelle, Deux frères, le narrateur et son cadet affrontent chacun à leur manière leur peur de la nuit et de la vie. Alors que le second s'effraie du moindre bruit, le premier veut prouver son courage. Tous deux vivent avec leur père et le domestique Mamadou, quelque part en Mauritanie depuis qu'ils ont quitté l'Algérie devenue indépendante. La mère, elle est retournée vivre en France. Bertrand Runtz, sans aucun jugement, met en évidence ici les rapports troubles qui unissent le père et le fils aîné. Liens construits sur la brutalité et les non-dits malgré l'amour incommensurable. Il montré également, à travers le caractère si distinct des deux frères, comment ce qui construit l'un peut détruire l'autre.
Puis vient le tour de Marguerite, la grand-mère de Françoise. Ici ce sont deux narrations qui s'entre-croisent : dans le récit encadrant, Françoise retourne chez sa grand-mère après de trop longues semaines d'absence. Elle qui était si proche et complice de son aïeule, a pris peur en réalisant que personne n'est éternel. C'est le retour de la petite-fille, qui se cache dans les buissons comme quand elle était enfant et qui surprend les discussions des grands. Et voici le début du récit encadré. Car Marguerite, avant d'être grand-mère, fut une belle et séduisante jeune-femme et a connu la brûlure de l'amour défendu. Marguerite se confie alors à sa petite fille et lui transmet, en guise de leçon de vie, le souvenir d'une nuit d'amour torride, loin de toute convenance.
Comme un clou planté dans la page, nouvelle éponyme du recueil, nous raconte la double vie d'une enfant tiraillée entre ses parents divorcés et qui ne veut blesser ni l'un ni l'autre. Un texte d'une grande justesse, cruel mais terriblement émouvant.
J'ai moins été convaincue par les deux nouvelles suivantes, Un ange passe et Au fond du préau. Dans la première, un jeune père surveille avec attention son jeune bambin lors d'une promenade dans un parc quand surgissent une jeune femme et son chien. J'ai trouvé ce texte sans consistance ni réel intérêt. Au fond du préau propose les premiers émois amoureux et érotiques de son narrateur. Ici le texte est plus long et construit mais je n'ai pas adhéré au traitement qu'en fait l'auteur.
J'ai bien plus apprécié Je suis une négresse, un très beau texte sur les racines, l'autre et l'ailleurs. Un frère et une sœur aux destins séparés qui se retrouvent en même temps qu'ils se trouvent; deux êtres qui traversent les océans, chacun de leur côté, pour se (re)connaître.
La nouvelle la plus longue de ce recueil, Un ami, est aussi celle qui me divise le plus. Dans la première partie du récit, la narrateur brosse un tableau sans concession de ce père qui arrête tous les noirs en leur demandant d'où ils viennent, pour le simple plaisir de raconter une fois encore ses faits d'arme en Afrique. Le regard est ici critique, ironique et l'on s'amuse avec le narrateur des réponses du facteur. Mais quand le récit se focalise sur les relations qui unissait le narrateur et son ami Cyril, un antillais homosexuel, le malaise pointe le bout de son nez. Il n'y a plus de distances et on se retrouve confronté à des propos homophobes et colonialistes. Bien sûr, le narrateur subit l'héritage de son père, bien sûr nous sommes le résultat de notre éducation. Mais ce texte m'a dérangée.
Pour conclure, en guise de clin d'œil, Bertrand Runtz nous offre C'est comme on veut, un très court texte malicieux.
Je suis assez partagée sur ce recueil : la moitié du recueil m'a laissé au mieux sur ma faim, au pire mal à l'aise. Mais J'ai aussi réellement aimé la subtilité et l'intelligence des trois premières nouvelles et de Je suis une négresse. J'ai trouvé que l'auteur ne cédait pas à la facilité pour nous parler des liens familiaux et empruntait les chemins de traverse, quitte à bousculer la bienséance. Le tout est servi par une écriture très élégante : il y a une vraie gourmandise des mots et des sons, des phrases et des images. Je ne regrette donc pas du tout cette lecture, d'autant qu'il est rare, dans un recueil de nouvelles, d'être séduit par l'ensemble des textes.
Laurence
Extrait de Deux Frères :
Mon frère s'efforçait de m'imiter. En tout. En bien comme en mal. Il se donnait un mal fou, à s'en rendre malade. Mais en silence et ravalant ses sanglots. Sempiternellement en retrait, tremblant et empressé. Il m'arrivait moi-même de le confondre avec mon ombre.
Comme lors de nos numéros d'équilibristes sur le fil tendu de la nuit, les bras en croix, lorsqu'il s'efforçait de mettre ses pas exactement dans les miens. Car il cherchait désespérément à se mesurer à moi. J'étais sa mesure. Sa toise. Tout comme papa était la mienne. En cascade. Ou bien en dégringolade.
Comme un clou planté dans la page de Bertrand Runtz - Éditions d'un Noir si Bleu - 201 pages
Manger une poire de Bertrand Runtz - Éditions d'un Noir si Bleu - 11 pages
Commentaires
lundi 30 août 2010 à 10h43
Je vous remercie Laurence de cette critique fine du recueil de Bertrand Runtz. Je ne partage pas bien sûr l'ensemble de vos opinions sur ces textes, mais je vous félicite de les avoir exprimés avec autant de finesse. Sur "Un ami" en particulier les propos du personnage principal ne trouvent pas leurs sources dans des opinions homophobes ou colonialistes, mais sont l'expression de la violence adolescente face à la complexité du monde, la sexualité et le déracinement. Le cœur de ce texte réside bien plus dans la force de l'amitié unissant ces deux personnages qui, en définitive, permet au narrateur de se construire sans se renier. C'est au moins la lecture que j'en ai faite. Quant à la forme je trouve que les choix de Bertrand Runtz provoquent efficacement - et vous l'avez souligné - le lecteur le conduisant à un sentiment partagé, convoquant malgré lui sont empathie. C'est un texte juste et efficace.
Merci encore de votre lecture.
vendredi 3 septembre 2010 à 08h17
Bonjour DNSB,
concernant la nouvelle "un ami", je peux comprendre votre point de vue, mais j'ai trouvé certaines phrases, certaines attitudes du narrateur vraiment tendancieuses... Mais qu'importe, je retiendrai les autres.
Pour information, quand j'ai voulu m'enquérir de cet ouvrage dans ma librairie, il n'était pas en stock mais la commande s'est faite très rapidement (je le signale pour toux ceux qui se trouveraient dans mon cas).