Ce roman est divisé en trois parties. Il faut les avoir lues toutes les trois pour bien apprécier la qualité de ce livre. J'avais un a priori négatif puisque je ne m'attendais qu'à trouver un roman dans le genre de la première partie, à savoir tourné vers le superficiel et la provocation. En lisant la deuxième, on peut avoir l'impression que la première partie ne visait qu'à poser le décor d'une histoire fortement inspirée par le meurtre de Jessica Lall. On y voit avec effroi police, justice et témoins se faire corrompre par un politicien véreux dont le fils est accusé du meurtre. On a d'ailleurs du mal à croire que certains détails soient inspirés par des faits réels, comme le cas d'un témoin qui avait signé une déposition rédigée en hindi et qui le jour du procès fera semblant d'avoir oublié tout son hindi pour faire accroire au tribunal que les policiers l'avaient trompé ; pourtant, cela s'est bien passé dans la réalité. Une fois le verdict rendu, on peut se demander à quoi serviront les deux dernières centaines de pages.

La lecture de la troisième partie du roman permet de comprendre qu'il ne s'agit pas d'un roman sur l'affaire Jessica Lall, mais d'un roman plus ambitieux dont le meurtre n'est qu'un événement parmi d'autres. Ce meurtre revêt néanmoins une grande importance puisqu'il sera traumatisant pour tous les personnages. Zaira était en effet un grande amie de Samar Arora (qui est en couple avec un certain Leo). Karan se rapprochera de Samar qu'il considérait jusque là avec mépris. La fin du procès bouleversera aussi le couple illégitime qu'il formait avec Rhea, une femme plus âgée vivant à Bombay loin de son mari occupé la plupart du temps à Singapour.

Si le roman est centré autour d'un fait divers réel, il s'agit bien d'une œuvre de fiction. De nombreux éléments ont été changés. Par exemple, le politicien corrompu n'est pas membre du Congrès, mais du bord opposé. Nous sommes à Bombay et non à Delhi. Le lecteur est plongé dans un contexte différent, qui ne correspondrait à aucune date précise de l'histoire récente réelle, mais qui combinerait des éléments présents au cours des années 1990. Dans le décor, on trouvera ainsi par exemple les mouvements nationalistes du Maharashtra (dans l'extrait ci-dessous apparaît une référence à la controverse du changement de nom de Bombay en Mumbai).

La structure du roman est vraiment intéressante. Extérieurement, il y a bien sûr ce découpage en trois parties où à la fin, tout ce qui aura été ouvert depuis le début se sera refermé (cependant, un leitmotiv du personnage de Rhea qui m'a intrigué dès qu'il est apparu sera élucidé de façon à mon avis décevante). Le plus remarquable se trouve à l'intérieur. Avant de lire ce livre, je concevais un roman comme de la narration qui ferait parfois appel à des dialogues. Dans ce roman, c'est le contraire. L'essentiel se passe en effet dans les dialogues et quand un paragraphe narratif apparaît, c'est le plus souvent parce qu'un personnage aura évoqué des événements passés dans un dialogue. Le narrateur prend alors la main pour raconter à sa façon ce que le personnage aura raconté à son interlocuteur.

La langue orale utilisée par l'auteur est directe, sans détours et pleine de repartie. Elle utilise un vocabulaire dans l'air du temps. On trouvera ainsi plusieurs occurrences de l'expression bling-bling qui s'est répandue dans la presse indienne peu après l'élection de qui on sait (cela dit, dans la version originale que j'ai pu feuilleter à Delhi, on lit plutôt bling que bling-bling). L'auteur n'épargne au lecteur aucune de ses facéties, allant parfois peut-être un peu trop loin dans les situations cocasses et invraisemblables. Pour commencer, un Indien pianiste classique qui ne serait pas parsi, et qui siroterait des Bellini (une fausse référence à un compositeur italien), cela m'a beaucoup amusé.

Le roman étant situé à Bombay, on trouvera bien sûr des références à des quartiers de la mégalopole, plutôt au Nord, comme Worli, Parel, Bandra, Banganga (Walkeshwar). La présence de ces noms de lieux n'est pas l'élément le plus convaincant utilisé par l'auteur pour localiser le roman dans cette ville. Pour apprécier le contexte, il faut plutôt se concentrer sur les déplacements en voiture de Rhea et Karan à la recherche d'endroits qui fournissent à Karan l'occasion de compléter sa collection d'instantanés de Bombay. C'est là que se trouve l'âme de ce roman et l'un des thèmes de ces photographies lui donne d'ailleurs son titre.

Joël

Extrait :

Diya agita la main. Le Petit Ami en titre est loin d'être aussi fun que ma semaine dernière à Goa : je me suis fait faire mon premier tatouage ! Vous voulez le voir ?
Priya, femme politique sempiternellement en manque d'assurance mais pas le genre à se laisser damer le pion par une journaliste de mode, jugea bon de lever la voix : La vérité est que toute l'affaire Bombay contre Mumbai se résume à une chose : l'opposition entre les riches et les pauvres.
— Je suis écrivain, et personne n'est plus pauvre qu'un écrivain qui débute, déclara Mantra.
— Si tu es tellement pauvre, qu'est-ce que tu fabriques ici, au Gatsby ? s'enquit Priya sournoisement.
— J'ai eu assez de jugeote pour faire un bon mariage et un divorce encore meilleur.
— Bravo ! En une seule phrase, tu viens de faire reculer la cause féministe d'un demi-siècle !

Depuis longtemps immunisée contre ce genre de vacheries bombayennes, Mantra lapa sans se démonter une gorgée de son whisky. Priya, rétorqua-t-elle, je sais qu'il y en a parmi nous qui pensent que ta naissance est une argument en faveur du mouvement pour la contraception, mais n'essaie pas de nous fourguer ta camelote pseudo-progressiste si tôt dans ta carrière politique, veux-tu ?
Diya s'impatientait. Je veux vous montrer mon tatouage. Maintenant !
— Dans ce cas...
Samar agita les mains. Qu'est-ce qui te retient ?
D'un geste rapide et concluant, Diya tira sur la fermeture à glissière de sa robe, qu'elle laissa tomber à ses pieds, où elle atterrit en un tas incohérent. Retroussant la succulente joue gauche de son postérieur, enveloppée dans une culotte en dentelle blanche, elle déclara : Ça représente le Capricorne, mon signe astrologique.
— Ça alors ! s'exclama Samar. Et moi qui croyais les Capricorne vieux jeu ! Tu t'es démarquée de tes semblables à pas de géant, ma poupée.
— Ce qui est insultant, c'est le fait que pas une seule fois les politiciens ne nous aient demandé notre avis.
Mantra ne lâchait pas prise, même si, à cet instant, elle avait du mal à détacher ses yeux du popotin exhibé.

Les derniers flamants de Bombay
Les derniers flamants de Bombay de Siddharth Dhanvant Shanghvi - traduit de l'anglais par Bernard Turle - éditions des Deux Terres - 469 pages.