L'action se déroule dans une ville sous les obus, en état de siège. Même si aucune mention n'est faite, j'ai assez vite pensé à Sarajevo encerclée par les Serbes. La topographie, les dates de publication de la pièce corroborent ce sentiment. Pourtant, cette histoire pourrait être transposée à bien d'autres conflits contemporains.

Argo, Sarco et Menda sont partis en émissaires discuter de la paix avec l'ennemi mais ils sont voués à la mort. Menda réussit à s'échapper et retourne prévenir les rares survivants en ville que la guerre va continuer. Le vieil Argo revient lui aussi, tel un fantôme.

Ajac ne vit et ne voit que pour son amante Korée. Cette dernière est comme une vigie. Elle veille sur la plus haute colline de la ville. Elle voit tout, elle se souvient de tout. « Personne ne meurt dans l'oubli des femmes de la ville. » Elle pourra raconter la misère, les souffrances de la ville, les exactions perpétrées par les hommes qui combattent dans un camp comme dans l'autre : ces hommes prisonniers, sans armes et que l'on abat froidement, les gens que l'on tue à un point d'eau comme au ball-trap.

Des personnages ont des noms qui sonnent comme ceux des personnages de tragédies grecques. Le sort des habitants de la ville est aussi peu enviables que ceux de Troie. Ils savent que la ville va tomber. C'est inéluctable. Les femmes parlant seule ou à plusieurs forment comme un chœur.

Ajac lui-même va être rattrapé par la guerre, s'éloigner de ses trafics pour sauver Korée. Avec son monologue sur les restes de son ami Menda, je n'ai pu m'empêcher de penser à Antigone sur la dépouille de son frère Polynice et voir Menda comme un autre guerrier auquel on refuse une sépulture.

Ce que j'aime dans les pièces de Laurent Gaudé, c'est le soin apporter en tout. Même les indications utiles pour la mise en scène, pour préciser le contexte sont données avec cette écriture tout aussi travaillée, avec le souci du mot juste, que pour les mots des personnages. On en oublie presque qu'il s'agit d'une pièce de théâtre.

il faudrait pouvoir penser que les derniers cris, les dernières suppliques des habitants seront entendus. Le vent les emporte, le vent doucement caresse les murs meurtris de la ville, comme une main qui glisse sur le visage d'un mort et lui ferme les yeux.

De plus, voici encore une allusion à la femme dans Cendres sur les mains.

Au final, que faire quand il n'y a plus d'espoir, quand la ville assiégée va tomber d'un instant à l'autre ? Quand on a déjà lu Laurent Gaudé, on pense aussi à Massaba la ville du roi Tsongor. Il y a ceux qui luttent jusqu'à la dernière minute et ceux qui tentent tout pour la vie, comme Ajac, jusqu'à être le dernier.

Voilà encore du bel ouvrage qui laisse un peu plus le regret de n'avoir pas vu la pièce sur scène. A lire assurément.

Dédale

Du même auteur : Ouragan, Dans la nuit du Mozambique, La porte des enfers, Onysos le furieux, Sodome, ma douce, Cendres sur les mains, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Combats de possédés, Le soleil des Scorta, Cris, Kaboul, Médée Kali, Les oliviers du Négus, Pour seul cortège.

Extrait :

Argo seul. Il entre avec une sorte de botte dans laquelle sont rangés d'innombrables bâtons. Il en porte un à la main. Chaque bâton est criblé de centaines de petites entailles faites au couteau.

ARGO : Le vieux fou construit sa forêt. J'arpente la ville, du nord au sud, d'est en ouest, j'arpente les ruines et je n'oublierai personne. Pour chacun, une entaille. Les encoches, comme des prières murmurées par le vieil Argo. Je n'oublierai personne. Lorsque j'aurai fini, je ferai une dernière encoche pour moi, et je planterai en terre cette forêt d'arbres manchots. Le vieil Argo n'oubliera personne. Je rôde partout et je suis celui qui compte. Je planterai bientôt la forêt des ombres. Et ils sauront alors, lorsqu'ils fouleront ces ruines, ils sauront, qui qu'ils soient, lorsqu'ils entreront dans la ville et qu'ils découvriront les bâtons en terre, ils sauront que nous n'avons pas cessé d'être des hommes.

Entre Ajac portant dans ses bras le corps de Korée.

AJAC. J'ai marché jusqu'à toi, Argo, et j'ai prié que tu ne sois pas mort.

ARGO. Je n'ai pas eu la force.

AJAC. Je te supplie d'accepter ce que je veux te demander. J'ai marché jusqu'à toi parce que tu est le seul à qui je puisse la confier. Je veux que tu la portes dans tes bras. Que tu la berces comme une enfant, que tu dises, si tu les connais, les mots qui apaisent les morts. Et qu'elle ne reste pas seule. Dans les gravats de la ville. Qu'elle ne reste pas seule.

ARGO. (il la prend). Korée, comme ton corps est lourd maintenant. Je peux à peine te soutenir. Il émane encore de ton corps le parfum violent de ton regard. Tu seras comptée. Argo est là. Jusqu'au dernier instant, je veillerai sur toi. Tu sentiras mes mains sur ton visage. Tu entendras ma voix dans tes cheveux. Argo est là. Je te mettrai en terre et je planterai sur ta tombe la forêt de stèles. Et ces bâtons scarifiés diront à jamais ce que tu fus.

Pluies de cendres
Pluie de cendres de Laurent Gaudé - Éditions Actes Sud-Papiers - 39 pages