Bonjour Tatiana Arfel et merci encore de vous prêter à nouveau au jeu de l'interview. Comme vous le verrez, les questions sont sensiblement les mêmes que celles que je vous ai posées le 26 juin dernier.
Dans L'attente du soir est votre premier roman. Tatiana ArfelPourriez-vous nous raconter brièvement la gestation de ce roman ? Comment est née l'envie de raconter cette histoire ?

Ce qui est né d’abord, ce sont les voix des personnages, qui revenaient souvent, quoique différemment à chaque fois, dans de petits textes que j’écrivais : un môme s’élevant seul, une femme transparente, un vieil histrion mélancolique…
Il s’est alors agi pour moi de régler mon antenne, comme une radio, pour capter leurs « émissions », et de comprendre ce qui les avait amenés à se rencontrer.

La première chose qui laisse admiratif dans votre roman, c'est le style, ou plus exactement les styles. Chacun des trois narrateurs a un rythme et un langage très particuliers. Comment parvient-on à produire trois écritures si distinctes ? Avez-vous dû écrire chacun des histoires séparément ?

Merci… Effectivement, le style de chacun est ce qui m’est venu, ou qui m’a traversée, en premier. Le style, donc la voix, le corps, la façon de marcher, de respirer, doivent se faire sentir dans l’écriture. Je ne sais pas comment « on parvient »… Les voix étaient là déjà différentes et marquées, je me suis mise à leur service. Pour cela j’ai écrit, oui, les trois histoires séparément : il était trop difficile pour moi de passer d’un personnage à l’autre, comme, j’imagine, pour un comédien, de changer de rôle plusieurs fois par jour.

Revenons à cette histoire de rythme spécifique à chaque narrateur : Pour Giacomo le temps va s'étaler sur toute une vie alors que le Môme a une perception fragmentée, morcelée. Comment avez-vous abordé la question du temps dans chacun des récits ?

Je n’ai rien abordé consciemment, ni avec maîtrise, d’où parfois des maladresses. Lorsque j’écrivais pour le Môme, et donc vivais depuis le dedans du Môme, comme une caméra subjective, le temps ne pouvait qu’être morcelé, ou les images, des flashs. Quand j’étais vieille, du dedans de Giacomo, avec tant d’inassouvi dans sa vie, le temps naturellement devenait récit lié, histoire, voire mémoires. Enfin Melle B vit dans un présent immobile, concret et mat, qui me paraît avoir été là avant moi. Ah, oui : il est bien évident, pour moi, que tous les trois existent avant et en dehors de moi (bon, je n’ai pas encore d’hallucinations non plus). Ce n’est donc pas l’idée d’une lente construction, mais d’une forme de transmission, captation, comme on veut.

Le Môme, contrairement à Melle B et Giacomo, n'a pas appris à parler dans son enfance. Son langage est donc un mélange de sensations et de couleurs. Comment vous est venue l'idée d'utiliser la couleur comme vecteur de langage ? Et finalement, n'y a-t-il pas un parallèle entre le travail du peintre et celui du romancier : créer de nouveaux langages, de nouvelles formes d'expression ?

Pour le Môme, toujours la même réponse (ça va devenir ennuyeux !) : depuis son dedans, sans mot, ce qui fait impression c’est la couleur, avant la forme. Donc une vision de grands aplats de couleurs qui gagneront peu à peu des contours, parallèlement à l’acquisition du langage.
Pour le parallèle : question difficile ! C’est tout à fait le cas, même si je ne m’en suis pas rendue compte. Une mise en abyme du travail de création à l’intérieur du roman. Par exemple, le Môme dans les portraits magnifie les gens qu’il rencontre, et j’espère faire de même avec le portrait de mes propres personnages.

Chaque couleur correspond à une émotion. Mais il y a une couleur commune aux trois protagonistes – le gris – qu'ils redoutent autant les uns que les autres. Pourquoi le gris plutôt que le noir ?

Je ne sais pas… Le gris est venu de lui-même (oui, encore). S’il faut y réfléchir, je dirais que le noir peut-être un abri, un repos, une consolation. Le gris, pour moi, ne peut-être que mélancolie.

Tous les éléments auraient pû être réunis pour faire de l'Attente du soir un roman qui sombre dans le pathos. Et pourtant, tout le roman est emporté par une écriture légère et poétique. Aviez-vous conscience de ce risque ?

Non ! (Hélas…). Il s’est trouvé beaucoup d’articles, ou des refus éditoriaux, fustigeant le pathos (ou le « mélodramatique ») de ce livre. Mais je ne l’ai pas écrit en pleurant, et c’est un livre qui finit bien… Je ne crois pas que la plupart des gens souffrent moins que mes personnages, et je ne crois pas non plus que souffrance ou pathos soient des injures. J’ai essayé d’écrire au plus près du senti, de l’intérieur. Et le senti est rarement guilleret.

Parlons un peu plus de ce Môme… Avez-vous été influencée par des récits d'enfants sauvages pour construire ce personnage ? Et avez-vous pensé au mythe de la caverne (cf l'épisode dans la maison-cube)

Pour les récits d’enfants sauvages : j’en ai lus, il y a longtemps. Cependant je n’aime pas m’inspirer directement de textes, ou utiliser de la documentation : difficile ensuite de soulever ce qu’on a appris pour en faire fiction. Par contre, ce qui a été lu infuse certainement, à l’intérieur, et fait surface, sans maîtrise. Ici, plutôt L’enfant bleu, de Bauchau, ou Momo, dans La vie devant soi.
Pour la caverne : non plus, je n’y ai pas pensé. Il me semble que les liens, références etc, pour être justes, sont possibles a priori pour le lecteur, mais pas pour l’auteur, point aveugle.

Le récit du môme est le seul qui se fasse à la troisième personne. Quelle en est la raison ?

Il n’y a eu personne pour dire au Môme : « toi ». Impossible donc de dire « moi », séparé du monde, existant et regardé.

Le Môme grandit dans un terrain vague, en pleine ville, dans l'indifférence totale. Pourquoi ce choix de lieu ?

Je ne sais pas ! Disons, pour décrire ce que ça fait de s’élever vraiment seul. Seul au milieu des autres, bien sûr, que le Môme finit par rejoindre, en allant voler des couleurs. Mais non, vraiment, je ne sais pas. Ça s’est présenté ainsi…

Mademoiselle B n'éprouve aucun sentiment en dehors de la peur. Ne pas être regardé prive-t-il d'émotions ? Ou est-ce la peur de les connaître qui paralyse ?

tatiana-arfel.pngQue vos questions sont difficiles ! Comment faire de l’explication de son propre texte ? Je n’ai pas de théorie pour Melle B… Disons, comme elle le dit, que si on ne vous regarde pas, pourquoi sourire, rire, pleurer ? S’il n’y a pas d’écho ?
Ensuite, Melle B éprouve des émotions, mais qui la balayent hors d’elle-même, et qu’elle refuse, comme elle le dit : elle efface les taches rouges de son esprit.
Voilà : Melle B est mieux placée que moi pour vous répondre. Les réponses hors du texte seront toujours secondaires, secondarisées, cérébralisées.

Pensez-vous qu'on puisse réellement ne pas voir un autre être, surtout quand c'est son enfant ?

Réellement ? Je n’avais pas d’avis sur la question, jusqu’à ce que beaucoup de lectrices, directrices d’orphelinat, de crèches, éducatrices, me disent que oui, c’est bien possible.
C’est une forme de maltraitance plus insidieuse que les coups, mais aussi destructrice.

Votre formation en psychologie vous a-t-elle aidée à construire le personnage de Melle B ?

Malheureusement, ma formation en psychologie se sent encore trop dans le roman. Je pense plutôt que c’est une certaine « empathie » (je mets des guillemets car le mot est si galvaudé !) qui m’a à la fois poussée à observer les gens, à vouloir faire psycho, et à écrire. Melle B est dans la rue, dans le bus, n’importe où, et pas seulement dans un hôpital psychiatrique.

Dans l'histoire de Giacomo, vous faites une ellipse de 30 ans en lui faisant dire que « Le bonheur ne se raconte pas ». Êtes-vous d'accord avec lui ou était-ce aussi une nécessité narrative ?

Giacomo dit plutôt que tout a passé très vite, sans conscience. Non que ça ne se raconte pas, mais qu’en lui, il y a une absence, une légèreté, qui a duré jusqu’au prochain coup dur.
Je ne sais pas si on peut raconter le bonheur. Il faudrait essayer !

Comment vous est venue l'idée des symphonies olfactives ?

Probablement une infusion longue du Parfum, bien sûr… Le cinéma sentant du Meilleur des Mondes aussi… Les correspondances… Mais toujours sans m’en rendre compte, la passion de Giacomo pour les parfums amenait forcément une mise en spectacle. Et j’aimerais bien assister à une symphonie de parfums. Si vous avez une adresse…

Pour revenir aux liens qui unissent les trois personnages, on est frappé par leur enfermement respectif : chacun évolue dans un monde clos (le cirque, le terrain vague, une chambre ou l'hôpital…). Pensez-vous que notre société nous aliène ?

Le cirque, le terrain vague, le tipi, le ventre d’une mère, sont des abris plutôt que des enfermements. Le roman s’appelait originellement Aux abris (hymne aux abris). Je pense, oui, que nous avons bien besoin d’abris.
Pour l’aliénation, je la vois surtout dans le monde du travail (cf. plus bas) et dans la consommation effrénée qui y est liée.

La question de la parentalité traverse tout le roman, et pas seulement les personnages principaux. Je pense par exemple à Max ou Troppo. Quelle est votre définition de la famille ?

Je n’en ai pas. Ou celle de Giacomo : filiation par la poésie, la création. Plutôt fraternité que liens du sang. Les deux pouvant heureusement se rejoindre.

Quelles sont vos rapports avec votre éditeur ? Comment s'est passé le travail avant publication ?

J’ai déposé (en vitesse, j’étais impressionnée) le manuscrit chez José Corti, un jour, sans recommandation, et il a rejoint une haute pile de manuscrits en attente. Deux mois après, Fabienne Raphoz m’appelait pour me dire qu’il était accepté. C’est une fée en plus d’être une éditrice. Nos rapports sont chaleureux et simples. C’est une maison intègre, familiale, sans attaché de presse.
Pour le travail avant publication : chez Corti, il est très important de ne pas imposer une « patte » Corti aux auteurs, de modeler leurs textes. Les progrès viennent avec le temps et la rédaction d’autres livres. Il y a donc eu peu de corrections, plutôt les coquilles, ou les passages manquant de clarté. Beaucoup de respect du texte. Alors, forcément restent pour certains lecteurs des longueurs, des ressassements. Je couperais certainement des passages aujourd’hui, et d’autres encore l’année prochaine. À la fin de ma vie, ce serait un haïku.

Votre roman a déjà été remarqué par nombre de lecteurs et récompensé à plusieurs reprises. Quels sont vos relations avec les lecteurs ? Et avez-vous été surprise de l'accueil qui a été fait à votre roman ?

Surprise, je ne sais pas, je ne m’attendais à rien, c’était tellement immense d’être publiée.. Les lecteurs viennent me voir généralement touchés par le textes, parfois irrités par l’aspect « psy ». J’aime surtout les rencontrer lors de débats, en ayant le temps, plutôt qu’en vitesse pour une dédicace. Ils n’influent pas sur mon écriture qui reste extérieure (le texte est en-dehors d’eux, en dehors de moi) mais, évidemment, me font chaud au cœur.
Les prix que le roman a obtenu sont des prix de « vrais » lecteurs : c’est très important.

Avez-vous déjà en préparation un nouveau roman et pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Ce roman est terminé et devrait sortir en janvier 2011 chez Corti. Il s’appellera Des clous. C’est un roman choral sur la souffrance au travail dans le tertiaire. Tous les personnages - l’hôtesse d’accueil, les commerciaux, l’homme de ménage… - travaillent pour Human Tools, société vendant des procédures (du vent, donc, mais du vent très cher) à d’autres sociétés. Ce qui y est abordé c’est la rationalisation du corps, du langage, des émotions, qu’on demande en entreprise aujourd’hui. La langue y est bien plus commune et quotidienne. C’est un roman plus social et plus engagé, que je porte depuis mon premier petit boulot idiot, mais qu’il a fallu laisser grandir.
Il est dédié à tous les travailleurs anonymes.

Pour conclure, nous vous laissons le dernier mot pour les lecteurs du Biblioblog et vous remercions encore une fois d'avoir répondu à nos questions.

Quand j’ai su que j’étais finaliste pour ce prix, je suis allée voir les billets du site. J’ai découvert un site entièrement indépendant (rare), empli de passionnés qui relatent leurs lectures avec exigence, pour transmettre. Aucun but consumériste, le désir de se rencontrer autrement : bravo !
Et, surtout : Merci….

Interview de Tatiana Arfel - septembre 2010 - Tous droits réservés Biblioblog

Roman ayant permis de préparer cette interview : L'attente du soir