1er mars 1973. Les engins de démolition font leur œuvre. Il ne restera bientôt plus rien de la prison de la Roquette. Plus rien sauf le souvenir de cette rumeur qui avait envahi la prison un soir de novembre 1967 : une détenue venait de donner naissance à une petite fille. La vie reprenait ses droits dans ce lieu dévasté. Ainsi s'ouvre le récit de Judith Perrignon. Mais à peine le lecteur a-t-il le temps d'intégrer les données qu'elle change de focale.

Retour en arrière. Juin 1967. Mila, la mère d'Helena, écrit à sa fille et tente de la comprendre, de la sortir de son mutisme. S'en suit une longue correspondance à sens unique et à travers les mots de Mila on sent toute la détresse des deux femmes. Mila, qui accueillera chez elle sa petite-fille, qui lui choisira un prénom, Angèle ; Mila qui élèvera cette enfant pendant toutes les années de détention d'Helena ; Mila qui ne jugera jamais sa fille malgré la colère et l'incompréhension.
Et puis, la correspondance s'arrête brutalement, deux ans plus tard. Nouveau changement de focale.

2007. Angèle a 40 ans. Sa mère vient de mourir et elle nettoie l'appartement de cette dernière pour pouvoir le libérer. Elle retrouve alors la correspondance de sa grand-mère, quelques articles de journaux, et une lettre d'adieu signée par un certain Tom. Angèle veut comprendre. Elle s'adresse alors au journaliste, Victor Valbon, qui avait suivi l'affaire en son temps.

Mais là encore, Judith Perrignon joue avec les narrations et choisit de faire cohabiter de longs monologues. Angèle et Victor s'adressent l'un à l'autre sans qu'il y ait de réelle interaction. Point de dialogue, mais des confessions chuchotées à mi-voix  dans lesquelles le portrait d'Helena se fait peu à peu plus précis. Elle est celle après qui tout le monde court, mais aussi celle qui permettra aux chagrins de refaire surface. En cherchant à reconstruire le mystère Helena, les différentes voix de ce récit vont se retrouver confronter à leurs propres blessures.

Il y a donc une multitude de chagrins dans ce roman et pourtant, Judith Perrignon, telle une funambule, réussit à trouver cet équilibre fragile qui lui évite de tomber dans un pathos gratuit et malsain. L'écriture est belle, douce, réconfortante malgré la gravité. Il y a un vrai plaisir à se laisser porter par la plume de Judith Perrignon ; et peut-être même ma rencontre avec ce roman a d'abord été marquée par ce phrasé si subtil et élégant. Mais le style est ici au service de personnages qui nous touchent par leur profonde humanité. À travers la quête d'Helena, se sont cinq existences bouleversantes qui s'offrent au lecteur, cinq destins qui se croisent et s'entrecroisent autour de la recherche d'un mieux être.

Un très beau premier roman, qui je l'espère, ne passera pas inaperçu en cette rentrée littéraire.

(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Yaël, Laure, Hélène, Arianne et Clara)

Laurence

Extrait :

J'ai continué ma route. J'ai tournée, pris la rue de la Roquette, en pente elle aussi, comme pour m'entraîner. Je suis passée sous un porche ancien, l'entrée d'un square. Je n'étais jamais venue, mais je savais très bien où j'étais.
Il n'y a plus trace de rien là-bas. On a déversé des tonnes de sable, vissé des balançoires, planté des arbres et décrété l'insouciance. Les enfants ne semblent pas savoir ce que c'est qu'attendre. Leurs mères les regardent, un sac plein de gâteaux et d'habitudes posé juste à côté d'elles, on diraient qu'elles s'ennuient, qu'elles n'ont d'autres choix que d'être là, à heure fixe, entre l'école et le repas. Regarde-moi ! dis, regarde-moi ! leur crie l'enfant. Mais qui surveille qui sur l'aire de jeux ?
Là-bas, la mémoire complote. Les chemins serpentent. Le terrain fait des vagues. Le toboggan est habillé d'une tour qui ne guette plus rien. Le pigeonnier ressemble à un mirador. Le grillage court autour des pelouses interdites. Alors, assise sur un banc à l'écart, j'ai cherché une prison sous le sable, un très haut mur sous les arbres, j'ai guetté Helena dans un square, comme avant, comme quand j'étais petite. Et plus le temps passait, plus j'entendais la Roquette, petite Roquette, prison de femmes sur laquelle des gamins jouent. C'est là qu'elle s'est éteinte et là que je suis née. Je ne le savais pas, j'ai lu les lettres de Mila.
Je retournerai dans ce square. Je n'ai pas d'enfants, je porte un prénom démodé et je vends des jouets qui ne sont plus aux normes, mais je crois violemment au passé. J'ai retrouvé une mélodie ancienne, trois syllabes, Helena, un son ténu que je croyais perdu.
Vous souviendrez-vous?

Les chagrins
Les chagrins de Judith Perrignon - Éditions Stock - 204 pages