Ce Combat de possédés est une tragédie moderne autour de cette société où l'argent est roi, où tout s'achète et se vend. Le Patron est le maître car il a l’argent, la fortune. Il peut tout acheter : des objets, des terres, les gardes du corps et des fossoyeurs pour enterrer les personnes qu’il a fait tuer car ils gênaient ses activités. Avec lui, tout doit aller selon sa volonté. Les êtres qui travaillent pour lui ne doivent pas penser, n’ont pas d’états d’âmes ou de volonté d’améliorer leurs conditions. Ils sont payés pour effectuer une tâche, un ordre et puis c’est tout. Si un garde du corps est trop lent à protéger le Patron d’une balle lors d’un attentat contre sa personne, il est simplement remercié. Et son trou dans le terrain vague se creuse déjà.

Seulement voilà, l’argent ne permet pas tout. L’âge aidant, le Patron sent que ses concurrents attendent patiemment sa fin pour se partager âprement son empire. Contre toute attente, le Patron va demander à son assassin de devenir son fils. Il compte lui apprendre tout ce qu’il sait : comment gérer son territoire, sa fortune, comment s’imposer par l’argent tout puissant, partager Isa la pute qu’il paie régulièrement, utiliser les services de son indic, Tarek, le clandestin.

L’assassin est lui écartelé par cette surprenante proposition de filiation, lui dont toute la famille a été exterminée sur les ordres du Patron. Va-t-il céder au chant de la fortune ou bien à celui de ces ancêtres qui réclament vengeance ? L’argent permet-il de remplacer les liens du sang, les liens du cœur ? Peut-on s’acheter un fils ou des racines familiales comme on achèterait un paquet de lessive ?

Ce Combats de possédés est une pièce âpre, rude, étayée par une langue dense et pleine de tensions, au rythme soutenu. Tous les personnages sont écrasés par leur condition. Vous n’êtes rien ou presque si vous n’avez pas l’argent qui donne le pouvoir. Même la femme du Patron est sans illusion sur son mari. Elle paie aussi la pute de son mari pour ne pas perdre totalement la face, garder un semblant de dignité.

Quant on connaît les œuvres de l’auteur, on n’est pas étonné de voir que tous les personnages de cette pièce n’ont pas de nom. Sauf deux, les deux plus pauvres, ceux qui n’ont rien, ceux qui ne sont rien dans cette société. Seuls Isa la pute et Tarek le clandestin sont nommés. Eux seuls ont une réelle identité. L’espoir d’une sauvegarde viendra de ces deux là car ils sont seuls à être capables d’un acte gratuit.

Cette pièce est assurément une critique de cette société où les valeurs ne coïncident plus avec les actes et les pensées des êtres qui la composent. Les relations sont faussées. L’être n’est plus rien. Il n’est défini que par sa fonction : garde du corps, fossoyeur, pute, femme… etc. Si cette condition ne vous convient plus, vous disparaissez. Tant d’autres personnes sont là, disponibles pour vous remplacer.

À lire et méditer assurément.

Dédale

Du même auteur : Ouragan, Dans la nuit du Mozambique, La porte des enfers, Onysos le furieux, Sodome, ma douce, Cendres sur les mains, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Pluie de cendres, Le soleil des Scorta, Cris, Kaboul, Médée Kali, Les oliviers du Négus, Pour seul cortège.

Extrait :

LE PATRON. C’est celui à qui tu as vendu l’information de ce matin. Celui qui a été plus rapide que tous les autres. Celui qui est venu tenter sa chance en espérant que cet attentat m’effraierait au point de trembler devant lui. Je ne te demande pas de m’avouer que c’est toi qui l’as renseigné. Je le sais. Je connais la rue. Je sais que tout ce qui se vend et s’achète transite par toi. Tu as joué ta carte. Je pourrais t’abattre pour cela. Ou même, sans t’abattre, car je n’ai me pas épuiser vainement mes forces, il me suffirait d’un petit coup de téléphone pour qu’on vienne te chercher, te tabasse et te renvoie dans ton pays de merde. Parce que tu n’es rien ici. Rien du tout. Qu’une toute petite ombre que je tolère à mes côtés.

LE CLANDESTIN. Je sais, patron.

LE PATRON. Nous savons toi et moi que ce type n’a rien à voir avec la balle qui m’a traversé le bras ce matin. Il y a là, dehors, quelque part autour de moi, un homme qui a tiré ce matin, un homme qui a pris la parole. Et tu sais ce qu’il me dit, cet homme ?

LE CLANDESTIN. Non, patron.

LE PATRON. Il me dit qu’il est là et qu’il n’a pas peur de moi. Il me dit qu’il est le plus fort, le plus malin et que mon temps est fini. Qu’il vient prendre sa part, pousser du coude le vieux hors de son trône et lui marcher dessus pour s’asseoir à sa place. Il dit qu’il va m’attendre sans que je sache même qui il est. Que je suis presque mort. En sursis. Et que la vie dont je jouis, là, maintenant, je la lui dois. Chaque seconde que je vivrai désormais, c’est comme si je la lui devais. Il me demande quel effet ça fait d’être son débiteur. Et si je pense avoir assez d’argent pour honorer cette dette-là jusqu’à ma mort. Crois-tu que j’ai peur ?

LE CLANDESTIN. Non, patron.

LE PATRON. Je suis trop curieux pour avoir peur. Il laisse des traces et je les reconnais. Ce sont celles que je laisserais si j’étais à sa place. Et je connais le sourire qu’il arbore en ce moment, car c’est le mien lorsque je regarde se débattre un ennemi à ma merci. Je vais te payer et il ne faudra pas ménager tes efforts. Souviens-toi que je peux t’abattre quand je veux, que tu n’es rien ici et que personne, même, ne s’apercevrait que tu as disparu. Alors cours, dans cette nuit qui est la tienne, cours dans les terrains vagues, les hôtels à putes, les bars et les taudis et ramène-moi cet homme. Je te paie pour que tu lèves une armée d’yeux et d’oreilles. Je te paie pour que la pierre parle. Pour que la pluie t’aide et qu’il y ait plus un homme qui ne soit sur ses traces. Je te paie parce que tu es un bon chine, le meilleur de tous, et qu’aujourd’hui, je veux lever une meute.

Combats de possédés
Combats de possédés de Laurent Gaudé, Éditions Actes Sud-Papiers - 72 pages