Ce monde là, Jean Bernard-Maugiron le connaît bien. Il travaille justement au service de correction du journal Sud Ouest – qui est le dernier cassetin de la presse quotidienne régionale française. Mais bon, revenons à Victor, le narrateur !
Victor est un célibataire, vivant encore chez sa vieille mère toute chenue et qui n'en finit pas de mourir. Victor est vieux, mal foutu, à moitié sourd. Il est typographe de formation, a travaillé aussi comme linotypiste. Mais, à son grand dam, on l'a casé au cassetin, à la correction du journal régional où il travaille depuis toujours. À lui de corriger les coquilles dans les faire-part de naissance, anniversaires, noces d'or, avis de décès, condoléances. Parfois, certaines coquilles oubliées donnent résultats désopilants !! Il n'y a que le client qui n'éclate pas de rire.
Victor est proche de la retraite. Sa collègue et déléguée du personnel, Madeleine, la seule qui l'apprécie bien dans le service, lui demande d'écrire un article pour le journal du syndicat, Le Marbre. Avec ses mots pleins de gouaille – on se croirait dans Les tontons flingueurs ! - et d'humour un peu décalé, sa façon de penser, Victor va nous parler de sa vie personnelle et professionnelle, de son entourage au journal. Il y a là les clavistes, les journalistes qui se prennent pour des écrivains, ceux des rotatives comme son copain Louis, Madeleine et aussi Chantal et ses gros seins que tout le monde reluque.
Chaque paragraphe du roman est un essai de l'article de Victor. Tous commencent par la même phrase : je travaille de nuit comme correcteur de presse d'un grand journal régional. Cela donne à l'histoire un certain rythme, comme une rengaine à laquelle Victor, un peu simplet tout de même, s'accroche. Si Victor n'a pas beaucoup fait l'école, il est un ouvrier consciencieux. Mais peu à peu le ton monte. Faut pas non plus venir l'embêter de trop prêt !
C'est ce que n'a pas compris Germaine, la chef de service, avec ses dents en avant et sa moustache. Peut être aussi sous les effets du saturnisme – à manipuler du plomb fondu depuis tant d'années -, un jour, Victor poussé à bout « pète » littéralement les plombs. Ça y est ! Comme il le dit : j'correctionne plus, j'dynamite… j'disperse… j'ventile…
De toute façon, Victor, il a toujours voulu être conducteur de locomotive. Alors forcément !
Du plomb dans le cassetin est bien évidemment l'occasion pour l'auteur de rendre de façon fort plaisante hommage à tous ces métiers du livre, de la presse écrite qui résistent comme ils peuvent aux changements économiques et technologiques. À cette lecture attendrissante et amusante, on apprend, sans pour autant crouler sous la masse, énormément de choses sur les traditions, l'histoire de ces métiers, l'importance du syndicalisme.
Cela donne envie de suivre et d'écouter un autre Victor entre les rotatives qui vous sortent dans un bruit infernal le dernier numéro du journal du jour.
Dédale
Extrait :
Je travaille de nuit comme correcteur de presse dans un grand journal régional.
Madeleine m'a dit que c'était bon comme première phrase, mais je suis sûr qu'elle dit ça pour me faire plaisir. Madeleine, c'est une collègue correctrice et aussi la DP, la déléguée du personnel. « Après je ne sais plus trop quoi dire, j'ai l'impression que je me répète. » « Parle de ton passé professionnel, et aussi de ton nouveau métier de correcteur, de ce que tu ressens, laisse le stylo courir, écris tout ce qui te passe pas la tête, on fera le tri ensuite », qu'elle m'a conseillé. Mais il me passe tellement de choses par la tête, et si vite que je n'ai pas le temps de tout retenir. C'est comme à travers une épuisette ou une passoire, ou comme quand on veut rattraper un train en courant sur le quai, ou comme quand on lance un caillou dans un puits sans atteindre le fond. Et si j'essaie d'arrêter le temps en mettant sur pause pour me concentrer alors ça coince dans mon crâne et j'ai peur de pas redémarrer. Faut voir le nombre de ratures que je fais pour obtenir une phrase qui tient debout. Je suis pas écrivain moi, je suis typographe.
Du plomb dans le cassetin de Jean Bernard-Maugiron - Éditions Buchet Chastel - 106 pages
Commentaires
jeudi 16 septembre 2010 à 07h39
Je sais exactement à qui je vais offrir ce livre, et cela devrait lui rappeler quelques souvenirs, puisque comme Victor, il a commencé linotypiste puis typographe. Mais contrairement à Victor, les rotatives l'ont ensuite emmené vers d'autres chemins professionnels.
jeudi 16 septembre 2010 à 07h53
Si c'est pour quelqu'un du métier, cette petite histoire qui ne mange pas de pain devrait plaire à plus d'un titre
jeudi 16 septembre 2010 à 08h21
Merci pour ce joli billet.
La référence aux Tontons Flingueurs saute aux yeux, avec la citation...
Mais Dédale, tout à coup, je me pose la question : à quoi ressemblerait une histoire qui mangerait du pain ?
Sylvie
jeudi 16 septembre 2010 à 09h11
Amusant :))), il me reste plus que deux ou trois réglages et je mets en ligne mon billet à propos de ce livre dans la journée
J'ai une grand tendresse pour ce petit livre !
jeudi 16 septembre 2010 à 19h31
Sylvie, à quoi ressemblerait une histoire qui mangerait du pain ? Un truc un peu bouratif, lourd, au final soporifique et que l'on attend avec impatience le moment de l'oublier. Tandis que l'autre, celle-ci en l'occurence, est pleine de tendresse, d'humour, et ne nous prend pas la tête pour deux sous. Simple mais dont on garde un petit je ne sais quoi en soi. En fait, j'en sais rien
Malice, dans ce cas, on ira lire ton billet
jeudi 16 septembre 2010 à 22h22
Bravo Dédale ! tentante définition du régime sans pain...
dimanche 26 septembre 2010 à 17h58
Merci Dédale.
J'ai hâte de découvrir Victor !
Soufflée par le nombre de coquilles d'une édition de Voyage au centre de la terre imposée par un prof du collège de mes enfants, j'ai fait part de ma stupéfaction sur le site de la collection incriminée de cette édition pourtant renommée. Pas de réponse.
Tous les métiers du livre méritent le respect, chapeau bas particulièrement à Victor et à ses homologues correcteurs (dont l'univers du cassetin peut être particulièrement sympathique me suis-je laissée dire). Les lecteurs leur doivent beaucoup, fussent-ils collégiens, voire dyslexiques !
Céline
vendredi 3 décembre 2010 à 09h17
Ce livre me fait revenir des années en arrière, Typo depuis l'âge de 14 ans, puis lino dans la presse de province, j'ai quitté ce métier à 30 ans, le coeur un peu lourd.
Il me hante parfois,
Merci pour ce merveilleux témoignage. Un petit " à la " nostalgique.
dimanche 5 décembre 2010 à 15h25
Capreliance, j'espère qu'il y aura beaucoup de Victor à venir lire vos mots. Ils apprécieront l'hommage.
Lemeunier Yves, "ce merveilleux hommage" dont vous parler n'est pas de moi mais de Jacques Bernard-Maugiron
Je n'ai fait que le lire et griboullé quelques lignes pour le faire partager. Je suis certaine que vous auriez également beaucoup de choses à raconter sur vos 30 ans de métier. Merci de votre visite.