Le narrateur, traducteur de son état, nous raconte sa vie, son métier et les incidences de l'une sur l'autre et vis versa. Un jour, le traducteur réalise que ses assassinats littéraires, les mots, phrases ou paragraphes qu'il supprime lors de ses dernières traductions voire même - oh suprême crime ! - quand il ajoute du texte au roman sur lequel il travaille, sont les réactions de son subconscient au drame qui couve. En effet, à chaque point virgule transformé en virgule, chaque adverbe ou adjectif éliminé, correspond à une preuve que sa femme aimée le trompe, que peu à peu elle s'éloigne de lui.

On l'aura compris, derrière les déboires conjugaux et ensuite amoureux du traducteur, l'auteur nous brode à petits points délicats un portrait de L'amour, celui qui ravage tout, dont on fait des scènes, des histoires, des massacres sous couvert de son nom. Forcément, ce thème parle au plus grand nombre. L'amour est une malédiction, un tyran de la pire espèce.

Alors que l'on adhère ou non à la théorie du traducteur sur l'amour, on est tout de même fasciné par la démonstration d'une logique presque implacable. Tous les arguments sont présentés, contrebalancés. Comme dans un procès où le contradictoire est de principe, l'adversaire a aussi droit à la parole. Car à chaque gros chagrin d'amour, ce dernier propose aussi ses remèdes.

Sous son masque d'espoir, il prépare en coulisse la renaissance. Notre traducteur revient à la vie, au monde peu à peu, toujours avec son temps de retard habituel, grâce aux mots, aux allusions dans les propos de la belle Mégumi. Mégumi kobayachi est l'auteur japonaise qu'il a traduit et, il faut l'admettre, rendu célèbre par son crime odieux d'ajout de mots dans son roman. Il avait donné du mouvement à son immobilité. Petit à petit, de rencontres officielles ou lors de dîner chez Solange leur éditrice, ils vont se tourner autour, s'apprivoiser. On suit tout cela avec un léger sourire aux lèvres, comme si seul le lecteur avait compris avant eux l'origine de ce sourire, de leurs tours et détours, de ce "rire léger, aérien, diaphane. Un rire de pur bonheur" qui flotte autour d'eux. Et oui, le Malin, l'amour a encore frappé.

Voilà donc ce que vous propose Le traducteur amoureux : une jolie romance, certes mais également un plaisant et parfois même jouissif, subtil exercice de style. J. Gélat est définitivement un véritable magicien des mots. On en redemande car c'est un pur régal ! Mais attention à la pirouette finale !

Autre particularité de ce roman réside dans le fait qu'il commence en tout point par la même page que le précédent roman de l'auteur, Le traducteur. N'ayant pas lu ce dernier, je vais sous peu remédier à ce manquement. Je suis certaine que cela sera à nouveau un plaisir que de retrouver cette plume si légère, délicatement teintée d'humour et bien rythmée qu'elle en fait totalement oublier le travail sur le langage. Tout coule si aisément. Cela donne d'autant plus de mérite à l'auteur.

En tout cas, Le traducteur amoureux devrait plaire à tous les amoureux de la langue française. Un de ces petits délices littéraires que l'on aimera offrir autour de soi

Dédale

(Du même auteur : La couleur inconnue, Le traducteur)

Extrait :

Je crois que c'est ça, qu'un appel archaïque m'a poussé à franchir un palier supplémentaire dans l'espoir d'être démasqué.
J'allais l'être, mais il a fallu du temps. Le temps d'une dizaine de traductions. Pendant trois ans j'ai ainsi massacré mes auteurs. de nature prudente, j'y suis allé progressivement. De la ponctuation je suis passé aux mots. J'ai d'abord utilisé beaucoup de synonymes. C'est un camouflage pratique. Il permet d'éliminer un mot sans voir la phrase perdre son sens. De plus, on est encore dans le simple délit. Le synonyme n'est qu'une usurpation, pas un assassinat. J'avais besoin de cette lente progression pour ne pas me faire prendre, c'est-à-dire pour continuer à ne pas me rendre compte de ce que je faisais.
Toujours aussi aveuglément, c'est vers la troisième ou quatrième traduction que je suis passé au stade supérieur. J'ai carrément flingué un mot. Direct, sans état d'âme, j'ai envoyé l'animal à la trappe. Ici je vois votre étonnement. Comment peut-on anéantir un mot sans laisser de traces ? Je ne vous donnerai qu'un exemple. Un auteur écrivait : "Elle avait de très beaux cheveux". A votre avis quel était ici le mot à occire ? Bien évidemment le "très". Et d'un seul coup la chose vous paraît si facile que vous me trouvez de nouveau bien vantard. Le crime, direz-vous, pour être digne de ce nom, exige autre chose qu'un simple adverbe. Il faut un vrai courage, une prise de risque plus grande. C'est exact mais, circonspect de nature, je me contentais encore de ces modestes exécutions, peut-être comme un échauffement. De la sorte, je continuais à décimer le discret, l'humble, celui qui ne la ramène pas.
C'est plus tard, lors de ma cinquième traduction, que j'ai sorti le gros calibre. l'ordinaire me lassait. Ma technique ne se satisfaisait plus des bas morceaux. Elle exigeait du noble, de l'altier, du sang bleu. Délaissant le pronom, l'adverbe et toute cette plèbe, j'attaquais l'adjectif, et, plus fort encore, le verbe. Supprimer ces derniers tient de la haute voltige. Mais j'y arrivais. J'en serais bien incapable aujourd'hui. C'est dire les prouesses que l'inconscient permet quand son sujet l'exige impérieusement. Et, le sang appelant le sang, il lui en fallait toujours plus. Alors, toujours à mon insu, ce maître invisible, l'inconscient, réclama un incroyable dû. Je le lui offrais un jour, jour dont je me souviens lus, mais qui se révéla d'une impensable audace : je supprimais une phrase.

Le traducteur amoureux
Le traducteur amoureux de Jacques Gélat, Éditions José Corti - 193 pages